Il y a beaucoup d’idées complètement folles dans le grand buffet des théories du complot. Et Danielle Smith, la nouvelle première ministre de l’Alberta, fréquente assidûment ce buffet1.

La propagande russe sur l’Ukraine ? Mme Smith la boit comme du petit-lait. Les mythes propagés par l’extrême droite américaine sur la pandémie et ses origines ? Mme Smith les amplifie. La fixation sur l’influence supposée du Forum économique de Davos ? Mme Smith embarque à fond la caisse.

Entonnant le refrain usé des complotistes, Danielle Smith divise le monde pandémique en deux camps : ceux qui ont cru « the narrative2 » et ceux qui ont bravement défié « the narrative ». Pour vous situer, l’expression « le narratif » est aux conspirationnistes pandémiques de 2022 ce que « la version officielle » était aux conspirationnistes du 11 septembre 2001.

À sa première conférence de presse comme PM, Mme Smith a aussi déclaré que de son vivant, aucun autre groupe n’a vécu plus de discrimination que les non-vaccinés3

Pas les Noirs, pas les Autochtones, pas les sidéens des années 1980, pas les juifs et les musulmans visés par l’extrême droite, non, les gens qui en pleine pandémie ont choisi de refuser un vaccin efficace et sûr, au nom de fausses croyances qui ne tiennent pas la route.

Ce n’est pas surprenant. Les sources d’information jugées crédibles par la nouvelle PM de l’Alberta sont un véritable Who’s who de la désinformation. Plus c’est capoté, plus Danielle Smith semble leur accorder de la crédibilité.

Les médecins discrédités qui « doutent » des vaccins au mépris du consensus scientifique ? Mme Smith leur donne la parole et relaie leurs délires. La mouvance antivax de Robert F. Kennedy Jr. (qui délirait pré-COVID-19 sur les « dangers » des vaccins) : Mme Smith l’épouse. Le Français Thierry Meyssan, pusher de théories du complot sur septembre 2001 ? Mme Smith le présente à ses fans comme une source crédible sur l’agression russe en Ukraine et le système financier mondial…

Revolver News, Algoa, ZeroHedge et compagnie : ces vecteurs bien connus de désinformation sont aussi fébrilement obsédés par des figures comme George Soros (le financier) et Karl Schwab (fondateur du Forum économique de Davos). Dans la tradition centenaire des pushers de théories du complot, ces sites font en effet une fixation sur les Juifs en tant que sinistres marionnettistes contrôlant le monde4. Cet antisémitisme puant n’est pas suffisant pour repousser Mme Smith, qui relaie leurs bobards à ses fans.

Répétez après moi : la nouvelle PM de l’Alberta est une complotiste. Et c’est un signe des temps parfaitement effrayant.

J’ai beaucoup écrit sur les mouvances conspirationnistes pendant la pandémie. Mais j’écrivais beaucoup sur ces mouvances avant même la pandémie, le complotisme m’intéresse depuis le milieu des années 2000, depuis les théories du complot sur le 11-Septembre. Je suis effrayé par le complotisme parce qu’au-delà de sa bêtise, il incarne la lente érosion d’une réalité partagée, quelque chose comme la fin possible des faits.

La désinformation propulsée par les outils numériques peut créer des réalités alternatives qui vont bousculer le réel, le vrai. Ces réalités alternatives qui carburent aux faussetés peuvent battre des candidats politiques et convaincre des gens que les vaccins contre la COVID-19 sont plus dangereux que la pandémie elle-même… Qui est elle-même, dans ces univers, une « plandémie ».

Ce n’est pas sans conséquences. Ce sont les théories du complot qui ont poussé des milliers d’Américains, le 6 janvier 2021, à prendre violemment d’assaut le Capitole dans l’espoir de stopper la transition pacifique du pouvoir, évènement inédit en politique américaine moderne.

La désinformation crée des chambres d’écho où tous les faits déplaisants peuvent être remplacés par des inventions rassurantes : voyez ces 70 % d’électeurs républicains qui sont convaincus que Joe Biden n’est pas le président légitime5, qu’il a volé l’élection qui aurait été – croient-ils erronément – remportée par Donald Trump…

Effet miroir de ce divorce avec le réel chez les républicains : près de la moitié6 des candidats républicains aux élections de mi-mandat qui auront lieu dans deux semaines ont une forme ou une autre de doute face à ce fait : Donald Trump a bel et bien perdu la présidentielle de 2020.

Dans un pays dont le système politique est conçu pour le bipartisme, c’est un sacré problème. Et si vous pensez que c’est un problème uniquement américain, voyez comment les mythes made in USA ont inspiré les Canadiens qui sont allés manifester contre la prétendue tyrannie de Justin Trudeau, au début de l’année 2022, à Ottawa…

Ce qui nous ramène à Mme Smith, la nouvelle première ministre de l’Alberta. Elle a accédé à ce poste à la faveur d’une course au leadership du parti au pouvoir, le Parti conservateur uni (UCP), après l’éviction de Jason Kenney. On verra si une candidate qui vit dans un univers factuel alternatif peut remporter une pluralité des voix aux élections générales albertaines du 29 mai 2023.

Mais d’ici là, Danielle Smith est la preuve vivante que croire à des folies discréditées n’est plus une barrière aux plus hautes fonctions, dans ce pays.

1 Lisez l’article « Danielle Smith’s Magical Mystery Media » 2 Lisez l’article « Danielle Smith in UCP-land : between a rock and a moderate place » 3 Lisez l’article « Alberta premier not apologizing for saying unvaccinated are “the most discriminated group” » 4 Lisez l’article « Yuval Noah Harari, nouvelle bête noire de la complosphère » 5 Lisez l’article « Most Republicans still falsely believe Trump’s stolen election claims. Here are some reasons why. » 6 Lisez l’article « 60 Percent Of Americans Will Have An Election Denier On The Ballot This Fall »