François Legault doit y réfléchir à deux fois avant de passer à l’acte. Car Sophie Brochu est sérieuse : elle envisage de démissionner si le gouvernement force Hydro-Québec à miser sur des projets énergivores au détriment de ceux favorables à l’environnement.

Selon mes informations, celle qui vient d’être nommée PDG de l’année par The Globe and Mail a eu des discussions tendues avec le ministre Pierre Fitzgibbon, le printemps dernier, lorsqu’il a été question d’adopter le processus d’approbation des grands projets industriels.

Et un tournant pourrait avoir lieu si, comme le rapportent mes collègues, le ministère de l’Énergie passait sous le contrôle d’un superministère économique dirigé par Pierre Fitzgibbon, lors des nominations ministérielles du 20 octobre.

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Pierre Fitzgibbon, ministre sortant de l’Économie

Bref, Sophie Brochu n’exclut pas de quitter Hydro si l’actuel ministre de l’Économie prend le contrôle de la stratégie énergétique, stratégie qui serait alors subordonnée aux impératifs de développement économique au détriment des énormes besoins de décarbonation de l’économie.

Mes informations, obtenues de sources qui exigent la confidentialité, recoupent les sous-entendus faits par Mme Brochu lors d’une entrevue à l’émission de Paul Arcand, mercredi matin, à l’antenne du 98,5 FM.

« Tant que le cadre de gouvernance à l’intérieur du gouvernement d’Hydro-Québec est sain et qu’on est capables de faire valoir les grandes prérogatives du besoin du système énergétique, je vais être là. Mais si, pour une raison ou pour une autre, je voyais que ce système était à risque, eh bien, j’aurais de sérieuses discussions avec mon actionnaire », a-t-elle répondu à une question de l’animateur sur les rumeurs de son départ dès le printemps prochain.

Or, justement, les projets industriels qui pourraient être approuvés prochainement sont de nature à mettre à risque notre système énergétique.

Une cinquantaine de projets ont été déposés par des entreprises d’ici et de l’étranger qui exigent d’énormes blocs d’énergie. Au total, ces projets excèdent les 15 000 mégawatts (MW), soit près de 40 % de toute la puissance installée d’Hydro-Québec.

Plusieurs de ces projets portent sur le développement de l’hydrogène vert. Les experts jugent cette filière non rentable au Québec, sauf pour des besoins spécifiques limités, puisqu’il faut davantage d’énergie électrique pour produire l’énergie que n’en procure l’hydrogène tiré de l’eau. Si l’hydrogène vert est exporté, cette énergie équivaut même à une subvention aux pays acheteurs.

Les alumineries en question

Font aussi partie des dossiers qui suscitent des réserves chez Sophie Brochu les projets d’agrandissement de quelques alumineries au Québec, selon mes informations.

Ces projets sont revenus sur la table au cours de la dernière année avec l’explosion du prix de l’aluminium. Son prix a atteint 3400 $ US la tonne en mars dernier – un sommet en 25 ans – avant de redescendre à 2355 $ US cette semaine. Même en recul, ce prix demeure nettement plus élevé que la moyenne des 10 dernières années.

La liste de projets énergivores comprend également des projets d’entrepôts de serveurs.

L’enjeu porte sur le prix de vente de notre électricité. Le tarif des grands projets industriels avoisine les 5 cents le kilowattheure – les alumineries bénéficient historiquement d’un tarif moindre –, alors que le coût pour les nouveaux approvisionnements électriques d’Hydro-Québec peut atteindre 11 cents le kilowattheure.

Ce genre d’écart défavorable entre le coût de l’énergie et le prix obtenu est l’équivalent d’une subvention d’Hydro-Québec aux entreprises. Il a pour effet de faire hausser les tarifs des autres clients d’Hydro-Québec – résidentiels et autres – puisque la société d’État a des impératifs de rendement1.

Ce faisant, Hydro juge dans son plan stratégique qu’il faut privilégier les projets essentiels, surtout dans le contexte de la rareté de l’énergie et des enjeux climatiques.

Nouveaux barrages

Le différend entre Sophie Brochu et le gouvernement ne porte pas tant sur la construction de nouveaux barrages que sur leur utilisation future.

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Barrage hydroélectrique Manic-5, sur la Côte-Nord

Dans son plan stratégique, Hydro-Québec estime qu’il faudra ajouter environ 100 térawattheures (TWh) de nouvelles énergies au Québec d’ici 2050, ce qui constituerait un bond de 50 % par rapport au niveau actuel, comme le faisait valoir François Legault en campagne électorale.

Toutefois, selon le plan d’Hydro, cette hausse doit surtout servir à réduire l’empreinte carbone des entreprises et à électrifier les transports.

Cette semaine, par exemple, Rio Tinto a annoncé un investissement de 737 millions à son usine de Sorel, qui est énergivore. Mais cet argent servira à réduire les émissions de gaz à effet de serre de l’usine et à accroître la production de minéraux critiques pour la transition énergétique.

Les 100 TWh additionnels d’ici 2050 n’incluent pas les nouveaux projets industriels énergivores, comme ceux des alumineries, de l’hydrogène vert ou des entrepôts de données. La filière des batteries électriques, pas encore très gourmande en énergie, ne soulèverait pas de désaccord entre Sophie Brochu et Pierre Fitzgibbon.

Le « Dollarama » de l’électricité

Sophie Brochu a bien expliqué la situation à Paul Arcand : « Ce qu’il ne faut pas faire, c’est d’attirer un nombre indu de kilowattheures industriels qui veulent payer pas cher, et après ça, de construire des barrages pour les alimenter parce qu’on manque d’énergie », a-t-elle expliqué.

La PDG d’Hydro veut éviter que le Québec soit le « Dollarama » de l’électricité. Elle juge que nos faibles tarifs sont problématiques, ne représentant pas la juste valeur de notre électricité.

Hydro-Québec n’a pas voulu commenter mes informations sur l’éventualité d’une démission de Sophie Brochu, me renvoyant à ses propos à l’émission de Paul Arcand.

Pas de commentaires non plus de Pierre Fitzgibbon, bien que son ministère m’assure ne pas vouloir faire de notre énergie l’équivalent des mines de fer de Maurice Duplessis, dans les années 1950, dont le minerai était vendu au rabais aux Américains.

Hydro-Québec est une société d’État détenue à 100 % par le gouvernement du Québec. La société fait néanmoins approuver ses décisions et son plan stratégique par son conseil d’administration, formé de 16 administrateurs, la plupart venant du secteur privé, en plus de Sophie Brochu.

Un des membres est la sous-ministre de l’Énergie et des Ressources naturelles et elle pourrait éventuellement relever, ultimement, de Pierre Fitzgibbon, selon le remaniement ministériel en vue.

Sophie Brochu a reçu le mandat de diriger Hydro-Québec en avril 2020 et son mandat a une durée de cinq ans.

1. Certes, les contrats avec les alumineries lient souvent le prix payé pour l’électricité, en partie, au prix de l’aluminium, mais les grandes variations du prix de l’aluminium rendent la rentabilité fort incertaine pour Hydro-Québec.