Je ne pensais jamais être ému un jour par un homme qui me parle de pavé uni. Ce jour est venu, cette semaine, quand j’ai rencontré Philippe Caron.

C’est sa mère, Sylvie Morissette, qui m’a contacté pour me parler de son fils. Elle voulait me parler de don d’organes, pas de pavé uni.

Il y a 12 ans, Mme Morissettte a fait ce qu’on appelle un « don vivant », elle a donné un de ses reins à Philippe. Son fils souffre d’une maladie de naissance — l’oligonéphronie – qui a fragilisé ses reins à un très jeune âge. Déjà, tout petit, les médecins de Philippe voyaient de la dialyse dans son avenir d’adulte.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Sylvie Morissette

Sylvie : « Quand Philippe avait 12-13 ans, il voulait jouer au football et il voulait être pompier. Un médecin m’avait dit de préparer mon fils à ne jamais jouer au football et à ne jamais devenir pompier, à cause de ses reins… »

Avancez la cassette VHS de la vie de Philippe Caron à 2022 : toute sa jeunesse, il a joué au football (jusqu’au niveau junior AAA) et il est désormais pompier à la Ville de Montréal (caserne 16, face au parc La Fontaine) depuis 2013…

C’est pendant ses études pour devenir pompier que ses reins ont lâché. Philippe avait 22 ans. Il se sentait épuisé, sans raison, lui l’athlète. Les reins ne fonctionnaient presque plus.

Il fallait donc lui greffer un rein. Mais l’attente pour un rein provenant d’un donneur décédé est de 12 à 24 mois, selon le groupe sanguin.

L’attente pour un rein en don vivant est plus rapide : 10 mois, environ.

Comme un être humain peut vivre avec un seul rein sans problème, les parents de Philippe, Sylvie et André, ont levé la main pour donner un rein à leur fils. André n’était pas compatible.

Sylvie l’était.

C’est elle qui me raconte tout ça, Philippe écoute, à son côté, il écoute beaucoup plus qu’il ne parle, homme de peu de mots. Sylvie a fait le plus beau des cadeaux à son fils, il y a 12 ans, un rein. Ça a permis à Philippe de reprendre une vie normale, de devenir pompier.

« Après deux mois, relate-t-elle, j’avais repris mes activités normales. Mais quand même, ça me faisait peur, c’est pas comme si on t’arrachait une dent… »

Jusque-là, c’est une belle histoire à raconter, l’histoire de ce don d’organe, d’une mère qui donne littéralement une partie d’elle-même pour son fils. Mais voilà, le rein de Sylvie, greffé chez Philippe, ne fonctionne à peu près plus, en 2022.

Ce n’est pas une surprise : les reins greffés ne vivent pas pendant des décennies. Le système immunitaire est une drôle de bibitte, surtout chez les jeunes, les rejets sont quasiment inévitables : « C’est rare que ça dure toute une vie », me dit la Dre Lynne Sénécal, néphrologue à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, qui fait des transplantations.

Pour un don vivant, on peut espérer vivre avec le rein transplanté pendant 18, même 20 ans, selon la Dre Sénécal. Mais plus le greffé est jeune, moins la durée de vie du rein est longue…

Philippe Caron est donc de retour là où il était en 2010 : constamment fatigué, à devoir changer sa diète pour ménager ses reins, qui ne fonctionnent plus qu’à 14 %. La dialyse l’attend. Il est en congé de maladie. Il n’a plus d’énergie. Il espère un don vivant de quelqu’un de son entourage, croise les doigts. Sinon, ce sera la liste d’attente pour un organe d’un donneur décédé.

« C’est pour ça que je vous ai contacté, me dit Sylvie Morissette. Pour qu’on parle de don d’organes. S’il y avait plus d’organes, il y aurait moins d’attente. On veut trouver une solution, je m’implique avec la Fondation du rein, on se renseigne pour un don croisé… »

Le don croisé : si A et B ne sont pas compatibles, peut-être que B l’est avec C, et C l’est peut-être avec A. C’est ainsi que de parfaits inconnus sont parfois mis en contact pour des dons croisés. André, le père de Philippe, est prêt à s’investir dans un don croisé.

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Philippe Caron

Je regarde Philippe, 34 ans, jeune père de famille, il a trois p’tits gars avec sa blonde Clémentine. Je n’ose pas imaginer ce que ce doit être que d’être ainsi renvoyé au vestiaire de la vie, à devoir tout mettre sur « pause ».

« Psychologiquement, tu vis ça comment ? »

Pas de réponse. Philippe cherche ses mots.

Sylvie intervient, après quelques secondes, en lui frottant le dos :

« Veux-tu que je sorte ? »

Philippe répond :

« Ça dépend des semaines. Psychologiquement, psychologiquement… Euh, psychologiquement… »

Pendant un moment, j’ai cru que Philippe cherchait ses mots. Sauf que non, il répétait le mot « psychologiquement » pour ne pas craquer, parce que dire d’autres mots l’aurait cassé et, bon, qui veut pleurer devant un étranger ?

Sylvie a repris le bâton de parole, m’a dit le dévouement de Philippe pour sa famille, comment il a bâti la maison de la famille, comment il prend soin de tout le monde : « Il ne veut pas que ses enfants manquent de quoi que ce soit. C’est un pilier. »

Et j’ai pensé, en notant les mots de Sylvie : maudit que la vie, c’est une loterie ; maudit que la chance, c’est pas également distribué ; maudit que la chance, c’est sous-estimé dans la trajectoire de vie des gens…

Philippe s’est mis à me parler de son travail de pompier à la caserne 16, sa caserne de rêve parce que c’est un feu — OK, désolé pour le jeu de mots — roulant, chaque jour, chaque semaine : « C’est le genre de caserne où tous les pompiers qui aiment l’action veulent travailler, comme la 19, la 25… »

Le plus dur, c’est l’attente, dit-il, c’est de ne pas savoir quand il sera greffé… Quand il redeviendra le gars vigoureux qu’il était, jusqu’à tout récemment : « La maison que j’ai bâtie est encore en réno, il reste de la finition à faire. Je peux pas la faire, la finition, par épuisement… »

C’est à ce moment que le pavé uni est arrivé dans la conversation.

Même avec de l’aide, dit-il, impossible d’aménager le pavé uni autour de la maison. Vous savez, cette fierté de faire les choses soi-même ? De n’avoir besoin de personne, ou presque ?

Philippe Caron a perdu cette fierté-là.

« Avant, dit-il, je le faisais tout seul, le pavé uni. »

Je notais les mots de Philippe Caron dans l’ordi, et là, c’est moi qui n’osais plus parler, qui n’osais plus dire des mots…

Quelques jours ont passé et je peux dire ces mots-là : signez la petite case de consentement au don d’organes sur vos cartes d’assurance maladie, tabarslak.