Guy Tessier était terrorisé à l’idée de finir ses jours en CHSLD. Il avait fait promettre à sa femme qu’elle ne l’abandonnerait jamais dans l’un de ces mouroirs. De toute façon, la question ne se posait pas : il ne « cotait » pas CHSLD, comme on dit dans le jargon hospitalier.

Traduction : Guy Tessier ne répondait pas aux critères élaborés par les experts du ministère de la Santé pour être admis dans ce club sélect – où personne ne veut finir, mais dont la liste d’attente compte tout de même 4270 noms…

Guy Tessier était considéré comme « semi-autonome », même s’il avait besoin d’assistance pour le moindre de ses déplacements, même s’il recevait 3,5 litres d’oxygène par jour, même si on venait de lui diagnostiquer, en plus de sa fibrose pulmonaire, une amyloïde cérébrale, une maladie neurodégénérative incurable.

Neurodégénérative. Le mot le dit : à partir de ce moment-là, pour l’homme de 80 ans, ça ne pouvait que dégénérer.

Mais il ne cotait pas CHSLD.

Le 25 juillet, confus, Guy Tessier a été admis à l’hôpital de Shawinigan. À mesure que les jours passaient, il devenait de plus en plus évident, pour ses proches, qu’il ne reviendrait pas à la maison.

À la mi-août, Guy Tessier ne recevait plus de « soins actifs ». Conformément à la procédure établie, il devait quitter l’hôpital. D’autres patients avaient besoin de son lit.

Une travailleuse sociale de l’hôpital a fourni à la famille une liste de résidences privées pour aînés de la région. Odile Tessier, la sœur de Guy, s’est mise au téléphone. Elle a enchaîné les appels. Chaque fois, elle a énuméré les besoins de son frère. Chaque fois, on l’a interrompue : « Désolée, madame, mais son cas est trop lourd… »

Personne ne voulait de Guy Tessier. À l’hôpital, on s’impatientait. « La pression pour faire le placement le plus rapidement possible, elle était là, raconte Odile Tessier. Le médecin nous a carrément dit qu’il y avait de la pression pour libérer la chambre… »

Au bout de quelques jours, un travailleur social de l’hôpital a annoncé à la famille qu’il avait déniché une place à la résidence Val-Mauricie de Shawinigan.

À 11 h, le 23 août, Guy Tessier a été transféré à la résidence. À 12 h 30, le même jour, il est retourné à l’hôpital… en ambulance.

Il avait chuté dans les toilettes, où il n’y avait pas de barres de soutien. Fracture du fémur inopérable.

Guy Tessier est mort 72 heures plus tard.

En révisant ses notes, Odile Tessier a réalisé que la résidence Val-Mauricie faisait partie des établissements qu’elle avait contactés une semaine avant la mort de son frère. Dans son calepin, elle l’avait écrit en toutes lettres : « refusé ».

« J’étais estomaquée », confie Odile Tessier. Comment la résidence Val-Mauricie, qui avait refusé d’accueillir son frère sous prétexte que son cas était trop lourd, avait-elle pu faire volte-face et l’accepter une semaine plus tard ?

Ancienne infirmière, Odile Tessier ne croit pas avoir exagéré les besoins de son frère auprès des résidences contactées. De son côté, le travailleur social aurait-il pu embellir le portrait pour soulager l’hôpital d’un patient devenu encombrant ?

« Nous avons pris soin d’analyser la chronologie des évènements et selon les informations recueillies, les soins et services offerts par nos intervenants étaient conformes aux bonnes pratiques, de même qu’aux politiques en vigueur », assure Geneviève Jauron, porte-parole du CIUSSS de la Mauricie-et-du-Centre-du-Québec.

Les dirigeants de la résidence Val-Mauricie ont décliné ma demande d’interview. Dans le rapport d’accident, on suggère de poser des barres de soutien dans les toilettes pour éviter qu’un évènement semblable ne se reproduise.

« Mon frère n’était pas assez lourd pour être coté CHSLD, mais trop lourd pour les résidences, dit Odile Tessier. Il est tombé dans un trou. »

La Dre Sophie Zhang, coprésidente de la Communauté de pratique des médecins en CHSLD, parle plutôt d’un « angle mort du réseau de la santé ». Et c’est un vrai problème.

« Ces gens-là bénéficient de moins de ressources, mais sont quand même très lourds », constate-t-elle.

Cette zone grise est très difficile. Beaucoup de médecins m’en parlent. Après deux mois, leurs patients cotent CHSLD et doivent refaire toute la démarche…

La Dre Sophie Zhang, coprésidente de la Communauté de pratique des médecins en CHSLD

Le fils de Guy Tessier, Jean-François, ne comprend pas cette logique. « On me disait : ‟Votre père, il est entre deux”. Moi, dans ma tête, si un patient est entre deux, on ne va pas downgrader l’offre de services. Il a une maladie neurodégénérative, ça ne va pas aller en s’améliorant ! »

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Jean-François Tessier, le fils de Guy Tessier

La place de son père, croit-il, n’était pas en résidence privée.

Que Guy Tessier n’ait rien voulu savoir de vivre en CHSLD, ça se comprend. Ces derniers jours, on a encore eu droit à des reportages atroces sur des résidants « laissés dans leur urine, faute de personnel ». Deux ans après l’hécatombe de la première vague, deux ans après que nous nous sommes dit « plus jamais », nous y revoilà encore.

Pourtant, les CHSLD ne sont pas des goulags – quoi qu’en disent les politiciens qui accusent le gouvernement Legault d’investir dans le béton et qui promettent d’investir, eux, dans les soins à domicile, afin que tous les aînés puissent vieillir en paix chez eux.

Ce n’est pas aussi simple. On a besoin des deux. Des soins à domicile, sans aucun doute. Mais, aussi, des CHSLD. Adéquatement financés.

« Entre 80 et 90 % des gens en CHSLD ont des troubles cognitifs, donc une démence qui fait en sorte qu’ils sont incapables de rester chez eux, explique la Dre Zhang. Ils sont extrêmement malades, au point que les services à domicile ne sont plus suffisants. »

« Il y aura toujours des gens qui vont devoir utiliser ces ressources-là, dit la Dre Zhang. Que ce soit si terrifiant pour eux, c’est extrêmement problématique. Ils doivent savoir qu’ils vont être en sécurité, qu’ils vont recevoir de bons soins, qu’ils vont pouvoir avoir une belle fin de vie. »

Parce que, non, il n’y a pas que des histoires d’horreur dans les CHSLD. Souvent, ça se passe bien. Jean-François Tessier aimerait qu’on cesse de croire que ces établissements sont des mouroirs. Parfois, ils peuvent même sauver des vies. « Il ne serait pas parti comme ça, mon père, en CHSLD. »