(Londres) « Oh ! mon Dieu, je ne verrai plus jamais une femme sur le trône de mon vivant ! »

Nadine Slade ne fait pas partie de celles qui se sont effondrées en larmes quand elle a appris la mort d’Élisabeth II. La Londonienne de 45 ans n’est pas particulièrement intéressée par la famille royale, mais quand elle a réalisé que pour les 50 prochaines années, il y a peu ou pas de chance qu’une femme succède à la monarque qu’elle connaît depuis toujours, elle a eu un petit pincement au cœur.

« C’est assez terrible de penser que cette figure féminine disparaît au moment même où le monde fait plein de pas en arrière. Je pense au Brexit, à Donald Trump et à la dérive démocratique », me dit-elle en plantant sa fourchette dans une aubergine au parmesan qu’elle déguste pour l’heure du lunch dans un restaurant du cœur commercial de Londres.

C’est d’autant plus ironique que c’est pendant le règne d’Élisabeth II que de nouvelles règles ont été adoptées pour que les femmes de la famille royale soient sur un pied d’égalité avec les hommes dans l’ordre de succession.

La vie, elle, avait d’autres plans, et les trois premiers noms dans la liste des successeurs d’Élisabeth II sont masculins : Charles, proclamé roi la semaine dernière, son petit-fils William et son arrière-petit-fils, George.

Pour le moment, la monarchie britannique a toujours un visage de femme puisque celui d’Élisabeth II est littéralement partout. Dans les vitrines des magasins et des restaurants, sur les babillards numériques de la ville qui annoncent en chœur sa mort, dans les stations de métro, en une des journaux, sur la monnaie locale et sur une myriade de souvenirs vendus aux touristes. Mais alors que la transition royale bat son plein – entre deuil et renouveau –, l’omniprésence de la reine dans le paysage britannique s’effacera graduellement au profit du nouveau roi.

« Sa disparition est une grande perte pour les femmes du pays. J’aurais aimé qu’elle vive encore plus longtemps parce qu’elle était un symbole de force et de pouvoir pour beaucoup d’entre nous », m’a expliqué pour sa part Shimie Sulkowski, une étudiante au barreau, rencontrée dans un café de Primrose Hill, un quartier construit autour d’un des nombreux parcs royaux de la ville. « Ça prend une femme d’une force extraordinaire pour gouverner pendant aussi longtemps », dit-elle en fermant ses manuels de droit et en empoignant son latté.

PHOTO LAURA-JULIE PERREAULT, LA PRESSE

Shimie Sulkowski, dans un café de Primrose Hill, à Londres

Ce point de vue, toutes ne le partagent pas. Stephanie Myddelton et sa partenaire Divya Sahni prennent une pause de leur marche dans le chic et verdoyant quartier d’Hampstead, pour faire entendre un autre son de cloche. « Elle a surtout été une femme qui a légitimé un empire masculin basé sur une mentalité de suppression », lance Stephanie Myddelton, sans détour. « Je suis originaire de l’Inde où le traumatisme de la violence coloniale est toujours vivant », souligne Divya Sahni. « Pour moi, Élisabeth II représentait ce système d’oppression et de domination, et ce, même si elle est montée sur le trône après l’accession de l’Inde à l’indépendance », ajoute-t-elle, tout sourire malgré ce jugement implacable.

PHOTO LAURA-JULIE PERREAULT, LA PRESSE

Divya Sahni et sa partenaire Stephanie Myddelton, rencontrées à Hampstead

Mais entre le noir et le blanc, il y a beaucoup de nuances de gris sur le véritable apport d’Élisabeth II à la vie des femmes britanniques. Apport que plusieurs tentent de soupeser ces jours-ci, mais qui se quantifie difficilement.

Chef d’État à la fonction largement symbolique, Élisabeth n’a jamais pu défendre publiquement de grandes réformes féministes. En recevant chaque semaine en audience privée les 15 premiers ministres qui se sont succédé sous son règne (dont trois femmes), elle a cependant été aux premières loges de sept décennies de législation touchant de près ou de loin ses sujettes.

C’est pendant son règne que les femmes britanniques ont notamment obtenu le droit à l’avortement, l’accès à la pilule contraceptive et le droit de disposer de leur argent.

Sur la scène internationale, la seule présence de la reine comme chef d’État venait souvent brouiller la mer de dirigeants et de monarques exclusivement masculins. « Quand le prince Abdallah [et futur roi] d’Arabie saoudite lui a rendu visite en Écosse, elle a insisté pour lui faire faire le tour de son domaine et elle a pris le volant, sachant pertinemment qu’en Arabie saoudite, les femmes ne pouvaient pas conduire, se souvient Nadine Slade, en riant. C’est une manière particulièrement astucieuse de prêcher par l’exemple. »

Ces jours-ci, les journaux britanniques se délectent d’anecdotes de la sorte, montrant le côté fin renard de la souveraine, qui contournait ainsi son devoir de réserve. En toute diplomatie.

Les plus jeunes générations trouvent-elles en Élisabeth II une inspiration ? « Pour moi et mes amis, elle est une icône britannique, comme les autobus à impériale. C’était une super dame, mais elle avait surtout un rôle cérémonial. Le vrai pouvoir, c’est notre première ministre, Liz Truss, qui l’a, mais on ne sait pas encore ce qu’elle va en faire », m’a dit Iris Arnautovic, 14 ans, alors qu’elle se rendait en classe au South Hampstead High School.

PHOTO LAURA-JULIE PERREAULT, LA PRESSE

Iris Arnautovic devant son école dans le quartier de Hampstead

Reste à savoir quels conseils la reine de 96 ans a donnés à la politicienne conservatrice de 47 ans, tout juste deux jours avant sa mort, lors de leur audience privée. La première de Liz Truss, la dernière d’Élisabeth II.

Ça restera un secret entre deux femmes britanniques. Deux Elizabeth au sommet de l’État.