Quand la fumée blanche s’est dissipée, quelques dents gisaient sur le sol.

Ce fut une course brutale. Mais un ex-chef de parti m’avait déjà confié ceci au terme d’une course à la direction : en politique, tout se pardonne…

Tout se pardonne à certaines conditions : si le chef reçoit un mandat fort et s’il a de bonnes chances de gagner les prochaines élections. Un phénomène mystérieux se produit alors. L’éclat des limousines ministérielles brille à l’horizon, les plaies se cicatrisent et les souvenirs s’effacent…

La victoire de Pierre Poilievre, avec 68 % des votes, est encore plus écrasante que prévu. Il hérite ainsi d’un parti moins divisé qu’on ne le prétend. Face aux militants, la légitimité de M. Poilievre est totale. À titre de comparaison, il avait fallu attendre le 3e tour pour la victoire d’Erin O’Toole, le 13e pour celle d’Andrew Scheer.

Grâce à son recrutement massif, le nombre de membres a explosé. Ils sont cinq fois plus nombreux au Québec que l’année dernière.

Des brèches apparaissent au caucus. À l’exception de Pierre Paul-Hus, tous les députés québécois qui ont pris position se sont rangés derrière Jean Charest. Mais puisque M. Poilievre a gagné au Québec avec 62 % des votes, son autorité ne fera pas de doute. De toute façon, M. Charest disparaîtra de la vie politique. La source du conflit ne sera plus là. Et à entendre M. Poilievre parler français avec éloquence, les députés québécois se diront que ce sera déjà bien mieux que lors des deux précédentes campagnes.

Avec les conservateurs sociaux aussi, la tension sera gérable. Contrairement à M. O’Toole, Pierre Poilievre n’a pas eu besoin de marchander leur appui. Et contrairement à M. Scheer, il n’appartient pas à cette mouvance. Sa dette envers eux est nulle.

La chef intérimaire sortante, Candice Bergen, représentante de la droite morale, a lancé une mise en garde dans son discours d’adieu : « Respectez le caucus, écoutez-le et ayez foi en lui. » Le parti doit prôner l’unité, mais pas l’uniformité, a-t-elle dit. Stephen Harper avait réussi à garder ce fragile équilibre et M. Poilievre s’en inspirera. Car comme son mentor, il a les coudées franches.

Tout le monde en a pris note samedi soir : ce parti, c’est le sien.

La première chose à observer sera son entourage. M. Poilievre devra bientôt se choisir une équipe parlementaire.

Durant la campagne, ses partisans ont inondé les réseaux sociaux de messages hargneux, au point que le député Alain Rayes n’osait plus lire ses courriels.

Écœuré, il avait ceci à dire à la proche collaboratrice de M. Poilievre, Jenni Byrne : « Je n’ai pas encore rencontré une personne qui pouvait trouver un bon côté à toi. » Si M. Poilievre offre un poste important à ce genre de personne, il confirmera que sa stratégie reste la même : enrager pour régner.

C’est d’ailleurs l’autre grande question au terme de sa victoire : s’assagira-t-il ?

Son discours de victoire laisse entendre que oui, un tout petit peu, sur le ton du moins. Il n’a pas insisté sur la « liberté ». Il ne faisait plus de clin d’œil aux thèses du convoi qui a paralysé Ottawa. Il s’est concentré sur son obsession : l’économie.

Mais il a sûrement pris des notes sur le sort réservé à deux récents chefs. M. O’Toole a été éjecté par son caucus qui le jugeait trop centriste et inconstant. Et Jason Kenney, premier ministre de l’Alberta et vedette du mouvement conservateur, ne se représentera pas à la prochaine campagne après avoir survécu de justesse à un vote de confiance. Lui aussi se faisait reprocher sa modération.

Et de toute façon, on ne se réinvente pas. Pour lui, la politique est un sport de combat. Plus la boue virevolte, plus il sourit. Son sens de la formule est spectaculaire. Mais pour les solutions, il devra gagner en profondeur. Les électeurs non politisés auront de nombreuses questions pour lui. Par exemple, que ferait-il du programme libéral sur les garderies qui permettent à des femmes de travailler et à des familles d’économiser ?

Il doit toutefois se réjouir à l’idée d’affronter Justin Trudeau. Un chef usé par le pouvoir qui a perdu le vote populaire aux dernières élections, qui n’avait pas plus d’expérience que lui avant de gouverner et qui a assisté au départ de plusieurs poids lourds dans son équipe. Si la vice-première ministre Chrystia Freeland était parfaitement heureuse dans son rôle, la rumeur de sa candidature à l’OTAN n’aurait peut-être pas circulé dans les médias.

Après trois défaites consécutives, les conservateurs croient que leur tour est arrivé. Tant que M. Poilievre ne fera pas exprès de se mettre à dos ses députés ou d’effrayer les Canadiens, l’unité devrait se faire.

Quand M. Poilievre regarde Justin Trudeau, il voit son adversaire rêvé. Son pire ennemi, c’est dans le miroir qu’il l’aperçoit.