Trois hommes choisis au hasard, sans raison apparente. Parce qu’ils étaient là, dans la rue, un soir d’été. Parce qu’ils marchaient. Parce qu’il faisait du skate.

Des morts absurdes. Des morts pour avoir vécu paisiblement, sans imprudence. Des morts contre lesquelles personne ne peut se prémunir. On ne peut pas prévoir un tel niveau d’absurdité. De cruauté du destin.

Et pourtant, les morts impossibles à prévoir individuellement d’Alex Lévis Crevier, Mohamed Salah Belhaj et André Fernand Lemieux n’étaient pas si imprévisibles.

Elles sont (apparemment) le fait d’un homme bien connu et considéré comme dangereux par la police et les services psychiatriques.

Pourquoi un homme représentant « un risque important pour la sécurité du public » peut-il se promener en liberté, quand on a le pouvoir de l’enfermer, et le devoir de l’encadrer en le libérant à moitié ?

Un « risque important » ? C’est même un « risque véritable et prévisible », nous dit le juge du Tribunal administratif du Québec ayant reconduit la liberté surveillée d’Abdulla Shaikh au mois de mars.

Ensuite, comment un homme avec un diagnostic de schizophrénie et divers troubles, accusé de crimes violents dès l’âge de 20 ans, et connu de la justice pour avoir proféré des menaces et des projets criminels, comment cet homme a-t-il pu se procurer une arme semi-automatique ?

Ces questions à elles seules rendent nécessaire une enquête publique du coroner. Pour voir quelles « failles du système » psychiatrique et hospitalier ont permis ce triple désastre. Pour voir aussi combien il est facile –ou pas – de se procurer une arme prohibée.

Il est facile d’accuser « le système » après coup. Et en lisant la décision du Tribunal administratif du Québec, on voit que le dossier de Shaikh a été pris au sérieux. Il a passé plus de deux ans en détention psychiatrique à la suite de sa dernière arrestation en 2018, après une série de gestes inquiétants à l’aéroport Montréal-Trudeau.

Les gens comme lui, déclarés « non criminellement responsables pour cause de troubles mentaux », ne sont pas relâchés dans la nature. Ils passent par l’Institut de psychiatrie légale Philippe-Pinel – ce qui a été son cas. Certains finissent par passer plus de temps internés que s’ils avaient été déclarés coupables et envoyés en prison.

Les traitements y sont sérieux et l’encadrement, généralement rigoureux.

Mais, comme dans tout le système hospitalier, la pression est énorme et les ressources ne sont pas illimitées. Dans le cas de Shaikh, ses derniers traitements psychiatriques ont eu lieu dans son « hôpital de proximité » généraliste – apparemment la Cité-de-la-Santé. Et là comme ailleurs, la pression pour « libérer les lits » est forte.

Shaikh a été libéré de l’hôpital en janvier 2021, mais soumis à plusieurs obligations – aller chercher ses médicaments quotidiennement, ne pas consommer de drogue, se soumettre à des tests d’urine, être sous la responsabilité de l’hôpital en cas de dégradation de son état. C’est d’ailleurs arrivé, car il a été hospitalisé de nouveau dans la dernière année pour avoir manqué à ses conditions.

Mais malgré le rapport plutôt inquiétant du psychiatre et les manquements passés, le tribunal a confirmé sa libération, avec les conditions existantes. Il n’avait pas commis de nouveau délit. Mais celui qui le traitait parlait tout de même de « risque important ». On notait une « autocritique partielle » ; autrement dit, il ne reconnaissait pas la gravité de ses gestes ni de son état mental. Et en plus, il avait manqué souvent son traitement.

Que faut-il de plus pour être interné jusqu’à ce que le traitement soit considéré comme réussi ? Car manifestement, de l’avis même de l’équipe soignante, c’était loin d’être le cas.

À la lumière de ce qui vient de se passer, difficile de croire que le suivi a été rigoureux. Il faut savoir pourquoi.

Vendredi, le gouvernement fédéral a décidé d’avancer l’entrée en vigueur de l’interdiction d’importer des armes de poing au Canada, comme si c’était une réponse à ce triple meurtre.

En soi, la mesure est bonne et elle avait déjà été annoncée. Mais l’arme utilisée par Abdulla Shaikh a de toute évidence été acquise sur le marché noir. Cette nouvelle mesure n’aurait donc rien changé.

La Sûreté du Québec essaie de savoir quel chemin criminel a suivi cette arme pour se retrouver entre les mains d’un malade profond, considéré comme dangereux. Mais ce n’était pas une arme achetée par lui légalement chez un armurier.

Pour finir, un mot sur la déclaration regrettable de François Legault, vendredi. Il pose de bonnes questions sur la libération de ce jeune homme. Il faut des réponses.

Mais même sous le coup de l’émotion devant des gestes aussi tragiques, le premier ministre n’a pas à se dire satisfait qu’on se soit « débarrassé » de ce suspect.

La police ne se « débarrasse » pas des criminels. Elle tente de les arrêter, de les neutraliser. Parfois, comme ici apparemment, il n’y a pas d’autre recours que d’ouvrir le feu et de les abattre. Pas pour s’en « débarrasser », mais parce que le criminel est armé et que la vie des policiers ou celle des autres citoyens est en danger. Tout porte à croire que les policiers ont fait leur travail légalement, vite et très bien. À la fin, le suspect, armé, est mort à la suite d’un acte de légitime défense des policiers.

Ce n’est pas un détail linguistique. C’est une distinction fondamentale dans un État de droit.