La reine de Milton-Parc, c’est elle. Annisee Papialuk. Depuis le temps, c’est comme ça que la surnomment les Inuits qui traînent leur misère dans les rues de Montréal. Sur le dos de sa main, elle s’est fait tatouer « Perla » : les premières lettres du prénom de chacun de ses cinq enfants restés là-bas, dans le Grand Nord.

Quatre gars, une fille. Elisapie. Il y a longtemps, on la lui a arrachée pour la placer en famille d’accueil, dans le Sud. Mais tout ça, c’est de l’histoire ancienne. Un sourire éclaire son visage strié de fines rides : en août, Annisee Papialuk sera grand-mère.

La reine trône sur de vieilles marches d’escalier, avenue du Parc. Son royaume est misérable. Des revendeurs de drogue attendent les clients dans le stationnement d’en face. Non loin, deux Inuits sont affalés sur le trottoir. Deux corps inertes. Trop chauds, trop gelés, ou les deux à la fois. Ils sont là, mais ils sont ailleurs. Des passants font un détour pour les éviter. Par pudeur ou par dégoût, ils détournent le regard.

Voilà 16 ans qu’Annisee Papialuk a débarqué de Kuujjuarapik, un village de 686 habitants au Nunavik. À l’époque, elle avait fait le voyage dans le Sud pour soigner une épaule fracturée. « C’est là que j’ai réalisé que je ne voulais pas vraiment retourner à la maison, où j’étais constamment battue par mon homme, raconte-t-elle. J’en avais assez, alors j’ai décidé de rester à Montréal. »

Il n’y avait rien, ou si peu, pour l’accueillir.

La rue ne lui a pas fait de cadeau. En 16 ans, Annisee Papialuk y a affronté tous les dangers. Elle a appris à jouer selon ses règles – et à gagner le respect des autres.

S’ennuie-t-elle du Grand Nord ? « Pas vraiment », répond-elle. Ce n’était pas une vie, là-bas.

Elle l’admet : ce n’est pas une vie ici non plus.

Une « crise humanitaire » sévit au cœur de la métropole québécoise. C’est la conclusion-choc d’un rapport sur l’itinérance autochtone et inuite dans le secteur Milton-Parc rendu en mai par l’Ombudsman de Montréal.

Le titre du rapport ? Ne pas détourner le regard.

Parce que c’est ce que tout le monde fait. Les passants, mais aussi les autorités municipales, provinciales et fédérales. Tout le monde détourne le regard. Tout le monde se renvoie la balle, pendant que des Autochtones survivent à l’ombre de l’Université McGill.

Pendant que les politiciens jurent, le cœur sur la main, que plus jamais, les pensionnats.

Pendant qu’ils promettent des milliards pour réparer les fautes passées…

Des Autochtones souffrent et meurent. Ici et maintenant. Dans nos rues. Dans l’indifférence générale.

J’ai rencontré Pierre Parent à l’angle de la rue Milton et de l’avenue du Parc. En plein Ground Zero, comme les habitants du quartier appellent cette intersection. Le travailleur de rue faisait sa ronde, cherchant à éteindre des feux avant qu’ils ne deviennent impossibles à maîtriser.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Pierre Parent (à droite) vient en aide à Bobby sur l’avenue du Parc.

Quand il a commencé ce boulot, il y a deux ans, Pierre Parent avait un bracelet électronique à la cheville.

Il a grandi dans un village de l’est de l’Ontario. Son père était policier, sa grand-mère, une Crie de la Baie-James. « Mais on ne parlait pas de ça, dans la famille. »

Il voulait entrer dans la police ; il est tombé dans la drogue. Il a vécu à la Baie-James, à Iqaluit, au Yukon, abusant chaque fois de l’hospitalité des gens, fuyant chaque fois quand les choses tournaient mal. « J’étais un maître de la fuite géographique. »

Un jour, Pierre Parent a commis l’irréparable. « Un crime terrible, avec lequel je devrai vivre jusqu’à la fin de mes jours. » Il en a pris pour 11 ans. Il en a purgé 10 avant de débarquer à Montréal, son bracelet à la cheville.

Il a décroché ce job de travailleur de rue. Une façon, pour lui, de se racheter. « Mes agents de liaison, ils n’aimaient pas ça pantoute. Ils me disaient : “Tu ne peux pas aller là, tu te tiens avec des drogués, tu vas rechuter.” »

Il a rechuté. Une fois.

En septembre 2020, Maurice Moushoom, un Anichinabé de Lac-Simon, est tombé très malade. Il vivait dans la rue depuis 22 ans. « Je le considérais comme mon aîné. »

En le voyant à l’hôpital, intubé et dans le coma, Pierre Parent a été projeté en 2014, quand il a eu une permission du pénitencier pour se rendre au chevet de son père. « Je voulais vraiment être policier, comme mon père. J’avais échoué. La dernière fois que je l’ai vu, j’avais les menottes aux poings et il était sur son lit de mort. »

Maurice Moushoom s’est éteint « drette là », sous ses yeux. « Je suis sorti de l’hôpital, il s’est mis à mouiller. J’étais perdu à Montréal, tout seul. Deux jours plus tard, j’ai repris de la cocaïne pour la première fois en dix ans. Une rechute terrible. Ils m’ont retourné en dedans. »

Martine Michaud me parle de prostitution, de trafic de drogue, d’agressions, de cris, de crachats, de détritus et d’excréments dans les cours des résidences. Elle me parle d’enfants qu’on n’envoie plus jouer dans la ruelle, de personnes âgées qui n’osent plus faire de marche.

Elle habite le secteur depuis plus de 30 ans. Longtemps, il n’y a eu que sept ou huit sans-abri, dit-elle. Mais depuis que le refuge Open Door s’est installé dans un sous-sol d’église de l’avenue du Parc, en 2018, la population a explosé. Les problèmes, aussi. Et les tragédies.

Depuis deux ans, il y a eu au moins six accidents graves impliquant des sans-abri à l’angle de Milton et de Parc, dont un mortel : en juillet 2020, Kitty Kakkinerk, une Inuite de 48 ans, a été happée par une voiture. Quelques semaines plus tôt, un autobus avait envoyé sa demi-sœur à l’hôpital.

« On n’est pas des citoyens du type “pas dans ma cour” », plaide Martine Michaud, porte-parole d’un groupe de résidants à l’origine de la plainte à l’Ombudsman de Montréal. Il faut régler le problème, dit-elle, pas le pousser ailleurs. Ce qui se passe à Milton-Parc est intolérable ; ça ne devrait se passer dans la cour de personne.

Montréal a besoin d’une « ressource d’hébergement d’urgence stable et sûre répondant aux besoins des personnes inuites ».

Cette recommandation est au cœur du rapport de l’ombudsman de Montréal, Nadine Mailloux : la création, dès 2022, d’un refuge consacré aux Inuits.

Pas un refuge qui tient avec des bouts de ficelle. Un centre bien financé, bien organisé, qui pourrait offrir aux Inuits des services et des soins de santé adaptés à leurs besoins. Ça existe à Ottawa et ailleurs. Pourquoi pas dans la métropole québécoise ?

Parce qu’on n’a pas l’argent, en gros.

« On met des plasters », admet Josefina Blanco, membre du comité exécutif et responsable de l’itinérance à la Ville de Montréal. « Quand on parle de ressources ouvertes toute l’année, 24 heures sur 24, on parle d’investissements importants et soutenus. […] Ces fonds-là, on ne les a pas à la Ville de Montréal. »

L’itinérance autochtone n’est pas le seul problème de Montréal, plaide-t-elle. C’est à Québec, par exemple, de fournir des médecins, des infirmières et des travailleurs sociaux. Et les affaires autochtones relèvent du fédéral. « Il faut absolument que les autres [ordres] de gouvernement soient à la table. »

Pour faire bouger Québec, l’Ombudsman de Montréal a soumis le dossier au Protecteur du citoyen, qui s’est engagé à faire enquête. Il faut donc s’attendre… à un autre rapport.

On n’a plus le temps d’attendre.

Il ne faut plus détourner le regard. Voir au-delà de la dépendance, des cris et des affrontements, dit Pierre Parent. Et regarder plus loin que dans les rues de Montréal. « Ce n’est pas parce que les résidants de Milton-Parc se plaignent qu’il y a une crise humanitaire. Ça fait 500 ans qu’elle dure, la crise humanitaire ! »

La détresse humaine qui s’exprime dans la métropole est le symptôme d’un mal plus grand, au Nunavik, dit le travailleur de rue.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Pierre Parent

Tu vis dans une petite maison surpeuplée avec de mauvaises fenêtres, un mauvais chauffage. Tes parents sont dysfonctionnels à cause du traumatisme des pensionnats, peut-être qu’il y a de l’alcoolisme, de la violence. Où est-ce que tu t’enfuis ? La porte à côté ? La même affaire se passe. Où est-ce que tu fuis dans une communauté de 600 personnes ?

Pierre Parent, travailleur de rue

Tu fuis à Montréal. Plusieurs intervenants ont indiqué à l’ombudsman que « l’amélioration des conditions de vie dans les communautés d’origine est intimement liée à la diminution de l’itinérance inuite dans la métropole ».

Tant qu’on ne soignera pas les maux des villages nordiques, on ne fera qu’appliquer des plasters à Montréal.

Il n’en reste pas moins que cette ville doit tout faire pour offrir un refuge adapté aux Inuits et mettre fin à la crise qui sévit dans ses rues. Pas dans cinq ans. Pas dans deux ans. Maintenant.

« Nous avons besoin d’avoir notre propre maison, insiste Annisee Papialuk. Dans la rue, on se fait voler, on se fait violer, on se fait tuer. Ce n’est pas drôle. Nous avons vraiment besoin de cet immeuble pour les sans-abri. Nous sommes des humains comme tous les autres. »

Il ne faut plus détourner le regard. Et, quand parle la reine de Milton-Parc, il faut l’écouter.