Il aura fallu une question du Parti conservateur à la Chambre des communes pour que soit mise en lumière une pratique controversée dont beaucoup se doutaient : la Gendarmerie royale du Canada utilise bel et bien des logiciels espions dans le cadre de certaines enquêtes.

Et pas depuis hier. Depuis cinq ans. Dans le plus grand secret.

Cette révélation, relayée par Politico fin juin et par ma collègue Mélanie Marquis dans notre numéro de mercredi, devrait tous nous empêcher de dormir. Deux nuits plutôt qu’une.

Vous trouvez que j’exagère ?

Ces logiciels, qui permettent d’espionner tout ce qui se passe sur le téléphone ou dans l’ordinateur d’une cible, d’épier les conversations, de lire les courriels, d’activer à distance la caméra et l’enregistreur, font des ravages à la grandeur de la planète.

En juillet 2021, une grande enquête réalisée par 17 médias dans 10 pays avait révélé que des politiciens, dont le président français Emmanuel Macron, des journalistes et des défenseurs des droits de l’homme, se trouvaient sur les listes de cibles potentielles pour le logiciel d’espionnage le plus connu, Pegasus, produit de l’entreprise israélienne NSO. L’enquête montrait du doigt des pays avec des bilans pas très reluisants en matière de droits de la personne : l’Arabie saoudite, le Maroc, l’Inde, la Hongrie, pour ne nommer que ceux-là.

LISEZ la chronique « Le logiciel espion qu’Ottawa ne peut plus ignorer »

Tout l’hiver, le Musée d’art contemporain de Montréal a d’ailleurs présenté une exposition plus que dérangeante, intitulée Contagion de la terreur, qui cartographiait l’utilisation du logiciel Pegasus et donnait la parole à ses victimes – toutes issues de la société civile – ou à ceux qui leur ont survécu. Car oui, certaines sont mortes, dans des circonstances plus que louches, apprenait-on dans cette œuvre muséale coup de poing.

Plusieurs organisations, dont Amnistie internationale, ont lancé des campagnes pour demander un moratoire sur ces technologies mal encadrées.

Entre-temps, il est devenu évident que les pays autoritaires n’ont pas été les seuls à utiliser de manière cavalière cette technologie qui peut transformer votre téléphone en super-espion de poche n’importe où dans le monde.

Parlez-en à Pere Aragonès, président de la Catalogne. Mercredi, le politicien souverainiste a porté plainte contre l’ancienne directrice des services de renseignement de l’Espagne et le groupe NSO après avoir été espionné à l’aide de Pegasus en 2020. Il était alors le vice-président désigné de la même région.

Une enquête du Citizen Lab de l’Université de Toronto – reconnu mondialement pour son expertise en matière de détection de logiciels malveillants – a révélé en avril que les téléphones intelligents de 67 politiciens – la plupart séparatistes catalans – avaient été ciblés ou infectés par les logiciels Pegasus ou Candiru.

Depuis, le gouvernement espagnol a fini par reconnaître qu’au moins 18 politiciens avaient fait l’objet de ce type de surveillance avec l’aval de la justice.

Une véritable atteinte à la démocratie. Avec l’approbation de la magistrature. Rien de moins.

Et c’est dans ce contexte inquiétant que nous apprenons que la Gendarmerie royale du Canada (GRC) utilise elle aussi ce genre de logiciels.

Lequel ? Mystère et boule de gomme. Dans sa réponse aux journalistes qui se sont penchés sur la question, elle ne révèle pas cette information.

La GRC se contente de dire qu’elle utilise cette technologie avec parcimonie dans le cadre d’enquêtes sur des crimes graves ou en lien avec la sécurité nationale. Et qu’elle le fait avec l’approbation d’un juge.

Par contre, la GRC n’a pas cru bon d’en informer le commissaire à la protection de la vie privée, dont c’est le mandat d’étudier ce genre de pratique. Considérant la controverse entourant ces nouvelles technologies, c’est un « oubli » plus que déplorable, voire inquiétant.

Et, comme le faisait remarquer le Parti conservateur, cet oubli concerne aussi les parlementaires à Ottawa qui n’ont pas pu débattre de l’utilisation de ces logiciels et des balises à imposer. À la GRC comme au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS).

On ne sait d’ailleurs pas si les services secrets canadiens utilisent ces mêmes outils d’espionnage. Mercredi, au bureau du ministre de la Sécurité publique, Marco Mendicino, on affirmait ne pas avoir cette information.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que ça fait beaucoup de zones d’ombre dans un dossier qui touche directement à nos droits et libertés. À notre droit à la vie privée. Et que c’est tout simplement inacceptable.

C’est le temps de faire passer un véritable examen démocratique à cet espion numérique sans limites.