Petit malaise l’autre jour, en ouvrant ma Presse. Une mère faisait la une, avec ce titre : « Personne ne doit vivre ce que j’ai vécu »1.

Ce qu’elle a vécu : son fils de 6 mois est mort de chaleur dans une voiture, oublié par son (désormais ex-)conjoint.

C’est impossible de lire le texte d’Émilie Bilodeau au sujet de la douleur de cette mère, Anaïs Perlot, sans ressentir une boule dans l’estomac.

Je résume : en 2018, au début de l’été, le père de l’enfant devait aller le déposer au service de garde.

Il a oublié d’aller déposer l’enfant, il est allé travailler.

Et l’enfant en est mort.

Après l’enquête policière, le père n’a pas été accusé. Comme le père de Saint-Jérôme, en 2016, qui avait lui aussi oublié son enfant dans une voiture. En 2003, un père avait été accusé d’homicide involontaire pour le même oubli mortel de son enfant, mais la Couronne avait finalement abandonné les accusations.

La mère du petit Cassius, dans La Presse, avait deux messages, lundi.

Un, elle demande qu’on impose des dispositifs de sécurité dans les voitures, pour qu’un enfant laissé seul soit détecté et que, le cas échéant, une alarme se déclenche. La coroner qui a enquêté sur la mort de Cassius demande la même chose.

Deux, elle se demande pourquoi le père n’a pas été accusé au criminel. Elle songe à déposer une plainte privée pour réactiver le dossier, pour que le père soit accusé.

Et c’est sur ce deuxième point que j’ai eu un malaise.

Mon malaise n’est pas lié à la plainte criminelle que Mme Perlot songe à déposer — une procédure qui fonctionne rarement – contre son ex.

Elle en a tout à fait le droit.

Chez Paul Arcand2, Mme Perlot est allée plus loin que dans La Presse, affirmant que des faits ont pu échapper aux policiers. Si c’est le cas, qu’on rouvre le dossier.

Mon malaise vient des certitudes de Mme Perlot sur la nature de l’oubli chez l’être humain. Je la cite : « Si quelqu’un pense toujours à son téléphone, qu’il pense à ne jamais l’oublier partout où il va, mais qu’il ne se pose pas la question avec son enfant, ça me pose un problème. » Autre citation : « Si un parent oublie son enfant dans la voiture, ce n’est pas un accident. Je lui dois ça, à mon fils. »

Je vais le dire avec trois paires de gants blancs et en marchant sur des œufs : Mme Perlot a tort.

Ce n’est pas mon opinion, c’est celle de David Diamond, professeur de psychologie à l’University of South Florida, qui étudie ces tragédies depuis 2004. J’ai parlé du DDiamond en 2016, après la tragédie de Saint-Jérôme3. Il était cité dans une enquête du Washington Post sur ces drames qui ont fait 1000 morts aux États-Unis depuis 19904.

« Notre mémoire est imparfaite, m’a expliqué David Diamond lors d’une entrevue, plus tôt cette semaine. Quand ces cas surviennent, plein de gens disent : ‟Bien sûr, on peut oublier de nombreuses choses… Mais on ne peut pas oublier son enfant !” Je comprends cette réaction. Mais elle n’est pas fondée. »

La mémoire est une faculté qui oublie, dit-on. On pourrait ajouter que la mémoire fonctionne à différents niveaux, tous activés par des parties différentes du cerveau : le cortex préfrontal, l’hippocampe, les ganglions de la base…

Le professeur Diamond étudie la mémoire humaine depuis 1980. Il a parlé à des dizaines de parents depuis 2004 qui ont mortellement oublié leur enfant dans une voiture. Il a témoigné dans une vingtaine de procès de parents accusés au criminel.

Et pour lui, c’est clair : ces parents ont été floués par deux mécanismes concurrents de la mémoire, la mémoire prospective et la mémoire d’habitude5.

Mémoire d’habitude : celle qui régule la routine, celle qui fait qu’on va travailler sur le pilote automatique, sans avoir à entrer, cinq matins par semaine, l’adresse de notre lieu de travail dans Google Maps.

Mémoire prospective : celle qui régule les choses à faire dans le futur, par exemple ne pas oublier de déposer l’enfant au CPE, ce matin, quand on est au volant vers le boulot.

« Dans à peu près chacune de ces tragédies, il y a une rupture dans la routine, dit David Diamond. Par exemple : le parent qui oublie n’est pas celui qui, d’ordinaire, dépose l’enfant à la garderie. »

Or, le cerveau conscient est structuré pour la routine. Dans ces tragédies d’enfants mortellement oubliés dans une voiture, la mémoire d’habitude écrase la mémoire prospective.

Chaque semaine, la mémoire d’habitude écrase notre mémoire prospective. Par exemple, quand on oublie d’arrêter à l’épicerie, en revenant du bureau, même si on s’était dit qu’on n’avait rien pour le souper…

« Mais les gens disent qu’on ne peut pas oublier son enfant, professeur…

— Je sais, me répond David Diamond. C’est un mystère pour beaucoup de gens. Mais si vous acceptez que quelqu’un peut oublier son enfant dans une voiture, ça veut dire que vous pourriez l’oublier, vous aussi. C’est comme accepter qu’on n’aime pas son enfant. Les gens cadrent donc l’enjeu comme suit : de bons parents qui n’oublient pas leurs enfants, versus les mauvais qui, eux, les oublient dans une voiture… »

Un jour, David Diamond a témoigné dans un procès, pour un parent qui avait mortellement oublié son enfant dans une voiture.

« Le parent avait toujours dit que c’était impossible d’oublier son enfant, que ça ne lui arriverait certainement jamais… Et ça lui est arrivé. »

Là où Mme Perlot a entièrement raison, c’est quand elle parle de l’urgence d’imposer des solutions technologiques pour que des enfants ne soient pas oubliés dans une voiture.

Ces technologies existent6.

L’État a imposé les ceintures de sécurité, les coussins gonflables, les lumières de freinage, des normes de résistance aux impacts, les pneus d’hiver, les freins ABS, les sièges pour enfants, les essuie-glaces… 

Pourquoi n’impose-t-on pas les dispositifs qui permettraient de donner l’alerte quand un enfant est oublié dans une voiture, gracieuseté des travers de la mémoire d’habitude ?

1. Lisez l’article « Bébé oublié dans une voiture : “Personne ne doit vivre ce que j’ai vécu” » 2. Écoutez l’entrevue d’Anaïs Perlot au 98,5 FM 3. Lisez une chronique de Patrick Lagacé de 2016 4. Lisez un article du Washington Post (en anglais) 5. Lisez un article de The Conversation (en anglais) 6. Lisez un article de Consumer Reports (en anglais)