Chaque fois que la chose refait surface, elle en étonne plus d’un : Hubert Aquin est l’instigateur du Grand Prix de Formule 1 de Montréal. En 1962, l’écrivain et cinéaste a jeté les bases de cet ambitieux projet. Soixante ans plus tard, un groupe d’intellectuels milite pour que son nom rejoigne celui de Gilles Villeneuve.

L’écrivain qui aimait la vitesse

Le célèbre écrivain Hubert Aquin est à l’origine du Grand Prix de Formule 1 à Montréal. Cela surprend, n’est-ce pas ? Mais c’est pourtant vrai. Passionné de course automobile, l’écrivain a créé il y a 60 ans un concept qui a d’évidentes ressemblances avec celui que nous connaissons aujourd’hui.

Malheureusement, aucun signe tangible ne rappelle aujourd’hui le rôle qu’il a joué dans la création de cet évènement présenté à Montréal depuis 44 ans. Secondé par le cinéaste Claude Fournier, deux spécialistes d’Hubert Aquin, Nino Gabrielli, bibliothécaire à l’Université de Montréal, et François Harvey, professeur au cégep Édouard-Montpetit, signent une lettre que nous publions ce jeudi dans la section Débats dans le but de convaincre les autorités d’enfin faire un geste en ce sens.

Lisez la lettre Le Grand Prix d’Hubert Aquin

C’est à partir de 1961 qu’Hubert Aquin commence à imaginer un circuit de course automobile sur le territoire de Montréal. Il songe d’abord au quadrilatère naturel ceinturant le mont Royal. Mais la présence de l’hôpital Royal-Victoria et de l’Hôpital général lui font changer d’idée.

L’écrivain a une autre idée : l’île Sainte-Hélène. « C’était un endroit idéal, unique au monde, à la fois au cœur de la ville et des quartiers résidentiels, l’endroit rêvé. Je me suis rappelé plus jeune, il m’était arrivé maintes et maintes fois de me rendre m’amuser sur l’île en compagnie de quelques amis. C’est ainsi que l’idée m’en est venue, comme l’œuf de Colomb. » Ces propos d’Aquin ont été publiés dans La Presse, en juin 1963.

Pour mettre ce projet sur pied, Hubert Aquin crée une entreprise, Le Grand Prix de Montréal inc., et s’entoure de gens solides, dont Norman Namerow, éditeur du magazine Canada Track & Traffic, Wilbrod Gauthier, avocat, et Jacques Duval, alors jeune journaliste.

Dans son autobiographie De Gilbert Bécaud à Enzo Ferrari, Duval évoque sa rencontre avec l’écrivain et cinéaste. « Quant à Hubert Aquin, nous découvrîmes qu’il était animé d’un enthousiasme débordant pour la course automobile. Cela devint surtout évident lorsqu’il accepta mon invitation à venir parler de son projet lors d’une réunion du Club Auto Sport Métropolitain. Pendant une bonne heure, nous eûmes le privilège de découvrir un côté inconnu de cet homme de lettres. »

Précisons que c’est Jean Drapeau qui a mis Jacques Duval, en qui il avait confiance, en contact avec Hubert Aquin.

Le frère d’Aquin, Richard, a également joué un rôle important dans cette aventure. Sa formation d’ingénieur lui a permis d’élaborer le circuit qui a été présenté à l’administration municipale et au grand public.

illustration fournie par Nino Gabrielli

Plan du circuit sur l’île Sainte-Hélène

En décembre 1962, le Montréal-Matin écrit que le projet est sur la bonne voie. On mentionne qu’André Champagne, directeur du Service des parcs de Montréal (qui avait connu Hubert Aquin des années plus tôt au journal Quartier latin de l’Université de Montréal), appuie le projet.

Mais du même souffle, on précise que Lucien Saulnier, président du comité exécutif, « ignore tout de cette affaire ». Le Devoir rapporte essentiellement la même chose.

Il est étonnant de voir que le maire Jean Drapeau, bien au fait du projet, n’en aurait pas discuté avec son bras droit.

Quoi qu’il en soit, en avril 1963, dans Le Petit Journal, Jacques Duval écrit qu’à moins de « complications imprévues », la première édition du Grand Prix de Montréal pourrait avoir lieu le 22 septembre de la même année. Le journaliste ajoute que Luigi Chinetti, importateur de Ferrari au Canada, est venu à Montréal quelques semaines plus tôt pour examiner le circuit. Ce dernier, après une visite de l’île Sainte-Hélène, a jugé le site « grandiose ».

photo archives la presse, fournie par Nino Gabrielli

Luigi Chinetti, importateur de Ferrari au Canada, à gauche, et Hubert Aquin, à droite complètement

Malheureusement, un élément de taille vient faire éclater ce beau rêve. Dans son autobiographie et dans diverses entrevues, Jacques Duval étale l’hypothèse d’un règlement touchant la limite de vitesse. « La raison qu’on allait invoquer au gouvernement pour bloquer le projet tient toutefois du plus grand burlesque et démontre encore une fois que le ridicule ne tue pas. Pour contrer le projet, on se servit du prétexte des limites de vitesse en vigueur sur l’île, règlement qu’il était impossible de faire modifier pour les trois ou quatre jours que durerait le Grand Prix. Pour autant que les monoplaces de formule 1 n’excèdent pas la vitesse de 15 mph — soit autour de 25 km/h —, il n’y aurait aucun problème. Cependant, la loi ne pouvait être abolie, ne serait-ce qu’une fin de semaine. C’était aussi stupide que ça. »

Nino Gabrielli a consulté le Code de la route de 1960 et n’a pas trouvé ce règlement. « Ce qui est cependant exact, c’est que les limites “ordinaires” du Code de la route qu’on n’a pas pu — ou pas voulu — modifier ont été évoquées comme raison de l’impossibilité du Grand Prix. »

Est-ce qu’on s’est simplement servi de cette loi comme prétexte pour refuser le Grand Prix à Aquin ?

Nino Gabrielli, bibliothécaire à l’Université de Montréal

Selon Nino Gabrielli, le « frein » à ce projet repose davantage sur le manque de volonté de Lucien Saulnier. « À chaque étape du projet, il dit qu’il ne sait pas et qu’il va falloir en discuter. De son côté, le maire était tellement favorable qu’à un moment donné ils sont allés faire des essais sur l’île Sainte-Hélène. Saulnier a été mis au courant de cela et il paraît qu’il était très fâché. »

En mai 1963, l’équipe du « Grand Prix Automobile de Montréal » publie un bref communiqué pour annoncer que l’évènement n’aurait finalement pas lieu à la date promise.

Même si un article publié dans le Montréal-Matin, en juillet 1965, nourrit l’espoir des amateurs de course automobile en affirmant que le « projet serait sur le point de revivre », le Grand Prix de Formule 1 tel qu’imaginé par Aquin ne verra pas le jour.

L’écrivain a certes été déçu, mais cet homme qui ne manquait pas de projets fonce tête baissée vers d’autres sources de mouvement, de vitesse et de mobilité. « Il est simplement passé à autre chose, dit Nino Gabrielli. Il s’est impliqué avec le RIN, a publié des livres et a continué de collaborer avec Radio-Canada. »

Présenté depuis 1961 sur le circuit Mosport Park, en Ontario, le Grand Prix du Canada est finalement inscrit dans la liste des championnats du monde de Formule 1 à partir de 1967. Pendant trois ans, l’évènement sera présenté en alternance à Mosport et à Mont-Tremblant. Mais entre 1971 et 1977, il jette définitivement l’ancre en Ontario.

Après Expo 67 et la création de l’île Notre-Dame, l’idée de tenir un Grand Prix à Montréal refait surface. La topographie des lieux ayant changé, on imagine un nouveau circuit. Après des années de tergiversations et de négociations, les travaux commencent en juin 1978.

La première édition du Grand Prix du Canada, à Montréal, a lieu le 8 octobre de la même année. La compétition est remportée par un certain Gilles Villeneuve.

Hubert Aquin n’assistera pas au sacre de ce nouveau héros québécois. Il ne verra pas son rêve se réaliser. Un an plus tôt, le 15 mars 1977, après une tentative de suicide dans une chambre de l’hôtel Reine-Élizabeth, il se rend avec une arme à feu dans les jardins du collège Villa-Maria et se donne la mort.

« Le temps passe et je mets un temps infini à traverser le col des Mosses. Chaque virage me surprend en troisième alors que je devrais avoir déjà commencé de décompresser ; chaque phrase me déconcerte. Je brûle les mots, les étapes, les souvenirs et je n’en finis plus de me déprendre dans les entrelacs de cette nuit interminable. »

C’est ce qu’il écrit dans Prochain épisode, publié en 1965.

La lecture de cet extrait triture le cœur. On comprend à quel point ce génie a eu autant de mal à décompresser au volant de sa Volvo qu’il en a eu au volant de sa vie.

Le sport et Aquin

Il peut paraître surprenant qu’un homme comme Hubert Aquin ait été à l’origine d’un projet de compétition de course automobile. Pour beaucoup, l’écrivain n’a rien d’un athlète. « En fait, il était sportif, dit François Harvey. Il a pratiqué le basketball quand il était au collège Sainte-Marie. Il aimait le tennis. C’était un intellectuel, mais il bougeait. »

photo archives la presse

Hubert Aquin dans les années 1970

En 1961, lorsqu’il est scénariste, réalisateur et producteur à l’Office national du film, il réalise le film Le sport et les hommes, pour lequel le philosophe Roland Barthes signe des textes lus par le comédien Robert Gadouas.

Le film aborde les thèmes de la corrida, du Tour de France, du hockey, du football, du soccer et, bien entendu, de la course automobile. « Le rapport de l’homme et de la machine est [...] ici infiniment précautionneux. Ce qui se jouera très vite doit d’abord s’essayer très lentement, car la vitesse n’est jamais que la récompense d’une extrême lenteur », peut-on entendre sur des images de pilotes engouffrés dans leur engin.

Hubert Aquin a développé une grande passion pour les bolides et les puissants moteurs quelques années plus tôt. Son idole est vite devenue le pilote argentin Juan Manuel Fangio, sacré cinq fois champion du monde de Formule 1, en 1951, 1954, 1955, 1956 et 1957.

photo remo nassi, archives associated press

Le pilote argentin Juan Manuel Fangio assis dans sa Maserati avant le Grand Prix de Modène de 1953, en Italie

Quelques mois avant de présenter son projet de Grand Prix à Montréal, Hubert Aquin produit pour l’ONF le film L’homme vite que réalise Guy Borremans. D’une durée de neuf minutes, ce film est un habile montage de gros plans sur des bolides aux formes arrondies, sur des doigts couverts d’huile, sur des visages de pilotes se préparant à s’élancer sur la liste. Ce court métrage sans paroles est une ode à l’homme et aux moteurs.

En 1962, Hubert Aquin n’a pas encore publié Prochain épisode et les autres livres qui lui procureront prix et renommée. Mais le milieu sportif est surpris de voir arriver cet homme avec un projet de course automobile sous le bras. « On est étonnés certainement, car il n’était pas associé au milieu sportif en tant que tel, dit Nino Gabrielli. Cela dit, il apparaît cinq jours par semaine à la télé. Les gens savent très bien qui il est. »

Et puis, il y a l’ampleur du projet qui en impressionne plus d’un. « En 1962, ça n’arrivait pas tous les jours de voir un petit Canadien français lancer un projet comme celui-là à saveur internationale », ajoute Nino Gabrielli.

La mission de Claude Fournier

Le cinéaste et scénariste Claude Fournier a bien connu Hubert Aquin. Il l’a côtoyé au moment où l’idée d’un Grand Prix a germé dans la tête de l’auteur de L’antiphonaire et de Trou de mémoire. Soixante ans après l’échec de ce projet, le toujours aussi énergique Fournier souhaite éveiller les décideurs afin que la mémoire de son ami soit associée à cet évènement.

Photo Roger St-Jean, archives la presse

Claude Fournier en 1970

« Je me suis donné comme mission, avant de mourir, qu’une partie du circuit porte le nom d’Aquin », confie celui qui a filmé un nombre incalculable de Grand Prix au cours de sa carrière.

À l’époque où Lucien Bouchard était premier ministre du Québec, Claude Fournier lui a fait part de cette idée. « On avait rencontré Normand Legault, le patron de l’époque du Grand Prix. Legault s’était alors inquiété de voir disparaître le nom de Gilles Villeneuve du circuit montréalais. Je l’ai rassuré. Je lui ai dit que ça pourrait être un virage Hubert-Aquin, une chicane Hubert-Aquin. Ce qui compte, c’est que l’on sache que le Grand Prix de Montréal est une idée d’Hubert. »

Après cette rencontre, Claude Fournier a senti que tout le monde s’entendait pour que le souvenir d’Aquin soit reconnu. « J’ai donc arrêté toute campagne », dit-il. Mais comme cela arrive souvent avec ce genre de projet, l’idée a été éclipsée aussi rapidement qu’un changement de pneus lors d’un « pit stop ».

Il y a quelques mois, lorsque François Harvey et Nino Gabrielli l’ont interviewé pour les besoins des ouvrages sur Aquin qu’ils lanceront à la rentrée, tout cela est revenu à la mémoire de Claude Fournier. « Je me suis dit que c’était triste d’avoir abandonné la mission. Donc, je reprends le bâton du pèlerin. »

Claude Fournier a approché Serge Sasseville, conseiller indépendant dans l’arrondissement de Ville-Marie. Ce dernier a eu des échanges avec les fils d’Hubert Aquin il y a quelques jours. Ceux-ci sont d’accord pour que le nom de leur père soit associé au Grand Prix de Montréal.

« Dès que j’aurai un dossier entre les mains, je vais m’arranger pour faire connaître cette demande à mes collègues responsables de ce secteur et de ce type de requête », a confié Serge Sasseville à La Presse.

La direction du Grand Prix du Canada aura évidemment son mot à dire. Claude Fournier entend bien communiquer avec François Dumontier, président et directeur général de l’évènement. Nous avons pris contact avec une porte-parole de l’organisation. Elle nous a répondu que c’est la « première fois qu’elle [entendait] parler » de cette initiative.

Nino Gabrielli comprend pourquoi on tarde tant à greffer le nom d’Hubert Aquin au Grand Prix. « Ce n’est pas quelqu’un qui rentre dans le moule, ce n’est pas un personnage effacé. Il y a des aspects délicats reliés à sa vie. Il a fait de l’action politique non pas avec le FLQ, mais dans sa mouvance, il a ensuite eu des rapports difficiles avec Radio-Canada, l’ONF et Les Éditions La Presse où il a été directeur littéraire. De plus, il y avait le manque d’information sur le rôle d’Aquin dans le Grand Prix. Mais aujourd’hui, en 2022, on n’a plus l’excuse de ne pas savoir cela. »

François Harvey aimerait beaucoup que le monde littéraire soit rattaché à un évènement sportif, question d’enfin mélanger les gens. « Rares sont les tronçons de route que l’on nomme en l’honneur d’écrivains, dit-il. À part bien sûr Félix Leclerc. Je crois que ça serait un bel hommage à rendre à Hubert. »

Qui aura l’audace de faire ce geste ?

À paraître cet automne : Hubert Aquin et les médias. Volume I : 1949-1962, Nino Gabrielli, Leméac, et Hubert Aquin, François Harvey, Boréal