Le symposium était intitulé « Parler de racisme en psychiatrie : une conversation importante mais difficile ».

La Dre Cécile Rousseau n’aurait jamais pensé que ce serait difficile à ce point-là. Pas entre psychiatres, sûrement capables, se disait-elle, d’analyser avec détachement les tensions sociales qui divisent le Québec. Elle se trompait.

C’était si difficile, en fait, que la conversation n’a tout simplement pas eu lieu.

C’était le 3 juin, au congrès annuel de l’Association des médecins psychiatres du Québec (AMPQ). En prévision du symposium, le DPierre Lalonde avait préparé une présentation, dans laquelle il remettait en question l’existence du racisme systémique dans le monde médical.

Le DLalonde n’a pas pu exposer son point de vue ; confrontée aux pressions de certains membres, l’AMPQ a annulé sa présentation sans même l’avoir entendue.

Avant d’aller plus loin : il n’y a pas de bons ni de méchants dans cette histoire. Il serait trop facile d’en faire une autre illustration de la cancel culture au Québec.

Trop facile de s’en servir pour alimenter le feu de ce débat clivant et clivé : pour les uns, le Québec serait envahi de wokes censeurs, alors que pour les autres, il serait bourré de racistes qui s’ignorent…

La réalité, Dieu merci, est beaucoup plus nuancée. La grande question est de savoir s’il y a encore de la place pour la nuance, justement, dans ce pénible débat.

C’est ce que croyait la Dre Cécile Rousseau, coprésidente du congrès de l’AMPQ, lorsqu’elle a offert une tribune à Pierre Lalonde, un psychiatre spécialisé en schizophrénie.

Sans partager la position de son collègue, la Dre Rousseau jugeait important de lui donner voix au chapitre, d’autant plus que bien des Québécois — y compris des psychiatres – nient la notion de racisme systémique.

« Je travaille beaucoup en extrémisme, donc je n’ai pas tellement peur des points de vue contradictoires », m’explique la Dre Rousseau. Il faut entendre ces points de vue. Les comprendre, estime-t-elle. « C’est important et c’est notre job, aussi, comme psychiatres.

« Sommes-nous capables de parler de nos désaccords ? Sommes-nous capables de survivre à nos désaccords ? C’est le pari que j’avais fait. » Elle a perdu.

Le DPierre Lalonde craignait de se faire démolir sur les réseaux sociaux. Alors, il a cherché quelqu’un pour l’accompagner. On l’a adressé à Philippe Lorange, un étudiant à la maîtrise en sociologie à l’UQAM « assez intense, reconnaît le psychiatre, vindicatif peut-être, mais pas raciste ».

À ce sujet, tous ne partagent pas l’avis du DLalonde.

C’est la présence de Philippe Lorange au symposium qui a mis le feu aux poudres. Qualifié de « jeune et brillant intellectuel » par le chroniqueur Mathieu Bock-Côté, l’étudiant s’est fait connaître en 2020 en publiant un « manifeste contre le dogmatisme universitaire ».

En octobre, il a dénoncé sur Facebook les « écologistes catastrophistes » qui s’énervent à cause du climat alors qu’ils devraient s’alarmer des « milliers de morts hebdomadaires en Europe » causées par un « djihad conquérant ».

Bref, Philippe Lorange est un polémiste, qui ne craint manifestement pas de verser dans l’exagération outrancière pour faire valoir son point de vue.

Le 21 mai, trois psychiatres ont écrit à la Dre Rousseau. Les médecins résidents et les psychiatres devraient pouvoir assister au symposium, ont-ils soutenu, « sans être confrontés à un sentiment d’insécurité causé par la présence de certaines personnes comme M. Philippe Lorange qui écrit plusieurs propos racistes et homophobes sur les réseaux sociaux ».

L’AMPQ s’est vite rendue à leurs arguments.

Il n’y avait pas de bonne décision possible, regrette la Dre Rousseau. « Si on ne censurait pas, on disait à un groupe auquel on a donné peu de voix au sein de notre association : le fait que vous vous sentiez menacés n’est pas important. Et si on censurait, on provoquait une colère qui était aussi légitime : pourquoi on n’a pas le droit de parler ?

« On retombait dans la polarisation, encore. »

Cécile Rousseau le reconnaît : elle s’est plantée. « Je ne voulais blesser personne. Je me suis dit qu’on était probablement capables de regarder ensemble ces fractures qui nous divisent et qui divisent la société québécoise. »

Le Québec ne peut pourtant pas faire l’économie de ce débat, croit cette spécialiste de la psychiatrie transculturelle. « On a besoin de lieux pour parler de ces choses-là. Ça touche les universités, les services de santé, les organismes communautaires, etc. »

Faut se parler. Sans censure. Sans traiter l’autre de raciste borné ou d’idéologue dogmatique.

Évidemment, ça risque de faire mal. « On ne peut pas régler des questions difficiles sans que ce soit un peu désagréable et un peu blessant », estime la Dre Rousseau.

Cette idée de safe space, un espace sécuritaire absolu où tout serait toujours confortable, c’est un leurre, croit-elle. Faut se parler, même quand on n’est pas d’accord. Même quand ça nous choque. Parce qu’on ne comprendra jamais l’autre si on refuse de faire l’effort de l’écouter.

Cécile Rousseau compte d’ailleurs aborder de nouveau le thème du racisme systémique, délicatement, intelligemment, au prochain congrès de l’AMPQ. « Parce que si les psychiatres qui soignent les émotions et les fractures sociales, si nous-mêmes, nous ne sommes pas capables de nous parler de ça… on n’y arrivera pas. »