Avez-vous suivi le procès Johnny Depp-Amber Heard ?

Moi, presque pas.

Mais j’ai suivi ce qui s’est passé dans les internets en marge de ce procès entre deux ex-époux qui s’accusaient mutuellement d’être toxiques et violents, j’ai suivi l’armée virtuelle qui s’est levée en faveur de Johnny Depp.

Des vidéos, des mèmes et des clips fabriqués par des fans de Depp ont inondé les plateformes. Naguère, quand tu aimais une vedette, tu découpais son image dans les pages de Filles d’aujourd’hui et tu la collais sur ta tête de lit…

Aujourd’hui, tu fais des vidéos qui tournent son ex en bourrique, pour les clics.

Depp aura bientôt 59 ans. Quand Mme Heard est née (en 1986), Depp était déjà une petite star en banlieue de la gloire hollywoodienne, beau Brummel populaire auprès des adolescentes.

C’est dire combien le bassin de fans de Depp est vaste. Ses films hyperpopulaires – d’Édouard aux mains d’argent à Pirates des Caraïbes – ont sans cesse renouvelé ce bassin, l’ont élargi, approfondi.

D’où cette armée de fans qui l’ont défendu à coups de pièges à clics, tout à fait bénévolement. Pour créer une réalité, une vérité : Depp, victime, de A à Z.

Ai-je dit « armée » ?

Mauvais mot.

« Tribu » est un meilleur terme.

Depuis la pandémie, je suis fasciné par l’identité. Pas au sens où on l’entend dans nos débats québécois, autour de la Nation. Non, je parle de ces identités nouvelles, libérées des vieilles frontières millénaires de la race, de la religion, de la nationalité, propulsées par le numérique. Des tribus d’intérêts.

PHOTO DOMINICK GRAVEL, ARCHIVES LA PRESSE

Manifestation contre les mesures sanitaires à Montréal, en février dernier

Les anti-mesures sanitaires, c’était pas juste une opposition aux règles, aux vaccins, aux masques. C’était plus que ça. Les individus qui ont milité dans ces mouvances-là affirmaient quelque chose sur eux, sur ce qu’ils sont. S’étant trouvés – et autopompés – sur les internets, ils se sont fédérés. Sont devenus une tribu.

Cette tribu-là a marché dans les rues pour dire « J’existe » autant – peut-être plus – que pour pester contre le masque, les règles sanitaires et les vaccins.

Protestant, faisant suer, ils comptaient, enfin. Pour exister, une tribu doit rejeter, aussi. Ils ont rejeté la connaissance, les savants. La société, un peu.

Il y a 15 ans, la tribu des « Truthers » du 11-Septembre se fédérait autour d’un rejet : celui de la version « officielle » des attentats de 2001. Je les ai longtemps vus comme une aberration. Ils annonçaient plutôt le monde à venir.

Prenez les tripeux du bitcoin. Vous comprenez quelque chose aux cryptomonnaies ? Moi, pas du tout. Je ne dis pas que c’est con, juste que ça ne m’intéresse pas. Mais c’est une autre tribu, les tripeux du bitcoin, une des plus intenses de l’époque…

Ils ont la certitude des chefs de secte, convaincus que le règne des monnaies nationales achève. Enragés dans leur conviction que ceux qui achètent des REER ne sont pas seulement dans l’erreur, mais hérétiques. Leur insulte favorite : « Aimes-tu ça, être pauvre ? »

Sur Twitter, ils mettent des rayons laser à la place de leurs yeux1, sur leurs photos. Ils adulent aussi Elon Musk, le patron de Tesla, qui croit au bitcoin lui aussi…

Ils se voient comme Musk : des rebelles, des casseurs de système. Sont juste moins riches que Musk, qui a fait son cash ailleurs que dans les cryptos…

Je cite Finn Breton2, l’auteur d’un livre sur les cryptomonnaies : « La culture autour du bitcoin fait partie de son attrait. Quand vous achetez du bitcoin, vous achetez un ticket d’entrée dans ce milieu. Et ce milieu fait partie de votre identité. »

Bref, t’intègres une tribu. T’affirmes ton identité : Chus pas un téteux qui achète des REER, MOI…

Et c’est ainsi que tu ajoutes des rayons laser à la place de tes yeux, sur ta photo, sur Twitter, même s’il y a quelque chose de profondément débile à ajouter des lasers à tes yeux, à l’âge adulte, comme si t’étais Goldorak…

Mais c’est la norme, c’est l’écusson de la tribu, ce sont les autres qui sont anormaux, ceux qui « aiment être pauvres ».

Je ne sais pas où nous mènera ce monde nouveau des tribus, avec leurs codes, avec leurs faits, avec leurs… C’est drôle à dire, mais, disons-le : avec leurs vérités.

Car plus il y aura de tribus, plus il y aura de vérités.

Je cite le journaliste américain David Roberts: « L’information est donc évaluée non pas en conformité avec des standards communs de preuve ou en accord avec une compréhension commune du monde, mais selon que l’information appuie ou pas les valeurs et les objectifs de la tribu. “Bon pour notre camp” et “vrai” ne font alors qu’un… »

C’est la croyance tribale moderne : si nous sommes assez nombreux, si nous sommes assez enragés, on peut modifier la réalité.

Voyez les trumpistes, la tribu la plus inquiétante de l’époque, qui hurlent que leur chef de secte s’est fait voler l’élection (sic) : ils y croient. Et peut-être que la réalité devra se plier à la tribu des trumpistes. En tout cas, ils sont bien partis4.

1. Lisez un article de Newsweek (en anglais) 2. Lisez un article de CNBC (en anglais) 3. Lisez un article de Vox (en anglais) 4. Lisez un article de The Atlantic (en anglais)