Je sais que ce titre choque. Mais suivez-moi…

La Colombie-Britannique va décriminaliser la possession simple de drogues dites dures (en quantité limitée). Amphétamines, cocaïne, fentanyl, héroïne. Un projet pilote de trois ans, en accord avec le fédéral1.

Ça frappe l’imaginaire.

Ça frappe l’imaginaire parce que la diabolisation des drogues est dans la culture. Dans les années 1980, les pubs antidrogues étaient d’une bêtise primaire, reflet d’une société qui pensait qu’il suffisait de « dire non à la drogue2 » pour que ce fléau disparaisse.

Ça frappe l’imaginaire, aussi, parce qu’on connaît tous quelqu’un qui a « sombré dans l’enfer de la drogue »…

On sait les ravages, on sait la douleur.

Pour des familles qui ont vu un fils, une fille sombrer, pour des familles qui ont perdu un proche dans les flots agités de la dépendance, l’idée qu’on puisse décriminaliser les drogues peut sembler contre nature.

Je comprends. Et ces gens-là ont droit à leur colère.

Mais la colère est rarement une bonne base pour des politiques publiques. Des décennies de répression n’ont pas enrayé la drogue, pas plus qu’elles n’ont guéri ceux qui en sont malades.

La Colombie-Britannique est aux prises avec une crise de santé publique majeure, celle des opioïdes. On parle de six morts par jour. En 2016, devant ce désastre, la province a déclaré l’état d’urgence sanitaire3. Cette crise frappe aussi le Québec, moins fortement. Mais elle frappe.

Les personnes qui ont des dépendances aux drogues dures ne sont pas moralement corrompues. Elles sont malades. Point.

Ces malades sont esclaves d’une dépendance à un poison. On ne cesse pas de prendre de l’héroïne comme on cesserait de boire du Pepsi. Au contraire, les effets d’une fin de consommation abrupte de ces types de drogues peuvent tuer ces personnes, carrément.

Et judiciariser ces personnes pour des délits de possession et de consommation est une forme de cruauté qui ne fait rien pour améliorer la sécurité publique.

La décriminalisation est un pas important pour les aider à ne pas sombrer davantage. Quand tu es esclave d’un poison, la dernière chose dont tu as besoin, c’est de te faire envoyer en prison pour un délit lié à cet asservissement.

Mais si on regarde la chose sous l’angle moral, l’enjeu est simple : la drogue, c’est mal, point final.

L’enjeu est bien sûr mille fois plus complexe que ça. Prenez les sites d’injection supervisée : moralement, c’est décoiffant de penser que l’État offre des installations aux malades pour s’injecter des drogues…

Mais d’un point de vue social, c’est un moindre mal. D’un point de vue de santé publique, on réduit les méfaits, les dégâts. Les malades peuvent s’injecter dans un lieu propre, où ils peuvent parler à des experts s’ils veulent de l’aide pour s’en sortir. En s’injectant avec des seringues propres, ils limitent les risques de contracter des maladies comme l’hépatite B.

Ce faisant, ils se protègent eux-mêmes. Mais ils protègent aussi les autres, vous et moi : on casse des chaînes de transmission de l’hépatite B, par exemple, maladie infectieuse qui finit par toucher des personnes qui ne se piquent pas… comme vous et moi.

Je parlais de cruauté, plus haut. Je pense que c’est le mot juste. L’an dernier, je vous ai parlé de l’histoire d’André Lapierre, consommateur d’héroïne4. M. Lapierre était fonctionnel, productif, aimant et aimé. Il avait une blonde. Il veillait sur le fils de sa blonde. Il travaillait. Mais il avait fait de la prison pour des délits liés à sa consommation.

Une de ses conditions de libération conditionnelle : ne pas consommer de drogue. Un test de dépistage aléatoire s’est avéré positif. M. Lapierre avait consommé de l’héroïne peu avant le test.

Si vous vous dites : « Oui, mais il avait juste à ne pas consommer », je vous soumets respectueusement que vous êtes dans le champ. C’est pas une question de volonté, c’est pas comme cesser de boire du Pepsi.

André Lapierre a donc été renvoyé en prison. Non-respect de condition.

C’était bénéfique pour quoi ou pour qui ?

Ça l’aidait, lui, comment ?

Renvoyer André Lapierre en prison alors qu’il n’avait commis aucun délit, c’était d’une cruauté absurde.

Mais la suite est à briser le cœur : M. Lapierre a été enfermé dans une cellule avec Ali Ngarukiye, qui est accusé d’avoir tenté de tuer un policier qu’il aurait désarmé, en janvier 2021, à Montréal.

Et dans la nuit du 17 juin 2021, Ali Ngarukiye a tué André Lapierre.

André Lapierre est mort d’avoir été esclave d’un poison, au fond.

C’est un exemple parmi tant d’autres des méfaits de la criminalisation des personnes dépendantes de ces drogues.

Criminaliser les producteurs, les importateurs, les trafiquants de drogue ? Bien sûr. Et le projet de la Colombie-Britannique ne fait pas de cadeaux à ceux-là.

Ce que je raconte ici au sujet des méfaits de la criminalisation des toxicomanes n’a rien de révolutionnaire. Des experts en santé publique prônent cette approche depuis des années. Les chefs de police canadiens sont favorables à la décriminalisation5. Et le Portugal l’a fait, en 2001, avec des effets spectaculaires6.

Pourquoi ce n’est pas implanté partout ?

Parce qu’une partie du public, dans nos démocraties, pense encore qu’il suffit de « dire non à la drogue », de répéter que « la drogue, c’est mal », pour que ce fléau disparaisse.

C’est donc assez peu vendeur politiquement et, pendant ce temps, des gens meurent.

1. Lisez l'article « Un premier pas vers la décriminalisation en Colombie-Britannique » 2. Regardez la vidéo « This is Your Brain on Drugs » 3. Lisez l'histoire de l'état d'urgence sanitaire en Colombie-Britannique (en anglais) 4. Lisez la chronique « Pourquoi André Lapierre est-il mort ? » 5. Lisez l'article « Décriminalisez les drogues, disent les chefs de police du Canada » 6. Consultez « Décriminalisation des drogues : 5 questions pour comprendre le modèle portugais »