Considérons pour commencer le titre de cette loi de 2011 : « Loi protégeant les Canadiens en mettant fin aux peines à rabais en cas de meurtres multiples ».

C’est la mode en effet depuis quelques années de donner des titres « vendeurs » aux lois, comme on met en marché une voiture ou une police d’assurance.

En partant, le titre contient deux faussetés. Une loi qui institue des peines d’une durée absurde ne protège personne, à part le gouvernement qui l’institue, qui veut éviter les accusations de mollesse face au crime.

Deuxièmement, l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans n’est pas une peine « au rabais », bien qu’elle s’applique tant pour l’auteur d’un meurtre que pour celui de six assassinats. L’emprisonnement « à vie » est en soi indépassable.

Devant un crime aussi horrible que la tuerie de la mosquée de Québec, on voudrait que la loi exprime une indignation supérieure. Que la peine reflète l’extrême gravité du geste qui a entraîné la mort de Khaled Belkacemi, Ibrahima et Mamadou Tanou Barry, Abdelkrim Hassane, Azzeddine Soufiane et Aboubaker Thabti. En plus de ceux qui ont été blessés grièvement. Et de tous ceux qui subiront des séquelles psychologiques à vie.

C’est vrai, certains crimes sont d’un ordre différent, plus graves que tous les autres.

Pour rendre compte judiciairement de la gravité extraordinaire de certains crimes, les Américains ont inventé l’addition illimitée des peines. Ainsi, un Canadien a été condamné en 2016 à 200 ans de prison pour deux tentatives de meurtre au Montana. L’escroc Bernard Madoff a été envoyé à l’ombre pour 150 ans. Un autre a été condamné à 1500 ans pour agression sexuelle. Il y a aussi le violeur Charles Scott Robinson, condamné à 30 000 ans d’emprisonnement (5000 ans pour chacun de ses six chefs d’accusation).

C’est cette philosophie américaine de la justice pénale que vient de rejeter la Cour suprême, vendredi.

Les modifications apportées au Code criminel par le gouvernement de Stephen Harper n’allaient pas aussi loin que les exemples américains extrêmes, il s’en faut de beaucoup. En fait, la peine pour tout meurtre n’a pas changé : c’est l’emprisonnement à perpétuité. Quand il s’agit d’un meurtre au premier degré (prémédité), le condamné ne peut demander sa libération conditionnelle avant 25 ans. Le nouvel article du Code criminel permettait d’additionner ces blocs de 25 ans, à la discrétion du juge, dans les cas de meurtres multiples.

Dans une décision unanime, les neuf juges de la Cour suprême ont jugé que cette nouvelle modulation de la peine est inconstitutionnelle. Pourquoi ? Parce que même le pire des criminels doit avoir ne serait-ce qu’un mince espoir de sortir un jour du pénitencier. Ça ne veut pas dire qu’il sera libéré. Beaucoup ne le seront jamais.

Mais faire purger « un temps d’épreuve qui dépasse l’espérance de vie de toute personne humaine » constitue « une peine dont l’absurdité est de nature à déconsidérer l’administration de la justice », écrit le juge en chef Richard Wagner.

On notera que cinq de ces neuf juges unanimes ont été nommés par Stephen Harper. En matière criminelle, la cour a pourtant souvent été divisée ces dernières années. C’est donc un message particulièrement fort qui est envoyé par ce jugement. Celui du rejet radical de l’américanisation de la justice criminelle canadienne.

La portion historique du jugement est particulièrement éclairante.

Jusqu’en 1961, tout meurtre était puni de la peine de mort. Elle était généralement commuée en emprisonnement à perpétuité, cependant. Et après un certain temps, le meurtrier pouvait demander une libération conditionnelle – une invention relativement récente. Entre 1961, année de la dernière exécution par pendaison au Canada, et 1976, année de l’abolition de la peine de mort, la durée moyenne d’emprisonnement avant une libération conditionnelle pour un meurtre au premier degré était de 15,8 ans.

Même dans la justice punitive du XIXe siècle, on reconnaissait l’importance de la remise de peine pour bon comportement pour les prisonniers condamnés à de lourdes peines.

C’est en fait un compromis historique qui a donné lieu aux « 25 ans minimum », quand le gouvernement Trudeau père a aboli la peine de mort en 1976.

Pour des raisons évidentes, notre point de comparaison est surtout celui des systèmes de justice des États-Unis. Ce qui donne l’impression d’une justice canadienne clémente, pour ne pas dire bonasse.

Mais en jetant notre regard ailleurs parmi les démocraties constitutionnelles, on réalise que ce n’est pas le cas. Le juge Wagner note que la France, l’Italie et l’Allemagne « ont établi que les peines d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération sont inconstitutionnelles ».

Cette modification de 2011 par le gouvernement Harper était « sans précédent depuis l’abolition de la peine de mort ».

« De telles peines sont de nature dégradante, et donc contraires à la dignité humaine, puisqu’elles retirent aux contrevenants toute possibilité de réinsertion sociale, ce qui présuppose, de manière finale et irréversible, que ces derniers ne possèdent pas la capacité de s’amender et de réintégrer la société », écrit encore le juge en chef.

Pour respecter la dignité humaine, le Parlement doit laisser la porte entre-ouverte à la réhabilitation, même dans les cas où cet objectif revêt une importance minime.

Richard Wagner, juge en chef

Ça ne signifie pas que la réhabilitation l’emporte sur tous les autres objectifs, dont la dénonciation du crime et la dissuasion.

Mais il faut « préserver une certaine place » à la possibilité de se réformer, « dans un système pénal fondé sur le respect de la dignité inhérente à chaque individu ».

Il ne faut pas lire ce jugement comme une minimisation des horreurs de la tuerie de Québec. Il n’y a pas plus de justice rendue aux victimes par des peines infaisables.

C’est plutôt la réaffirmation des principes fondamentaux de justice, non seulement canadiens, mais de la plupart des états de droit. Une désaméricanisation de notre droit, en somme.