Permettez que je débranche les mégaphones partisans pour vous faire part de quelques réflexions à propos de la contestation de la loi 21 sur le port de signes religieux.

Le ministre de la Justice du Canada, David Lametti, a annoncé son intention de réclamer le statut d’intervenant lors de l’inévitable finale devant la Cour suprême. La décision était prévisible. Ce qui étonne, c’est le moment choisi.

La cause prendra quelques années avant d’être jugée par le plus haut tribunal du pays. Les libéraux pourraient ne plus être au pouvoir. Et pourtant, M. Lametti demande déjà de restreindre la disposition de dérogation (parfois appelée « clause nonobstant »). Un petit séisme dans la fédération.

Pourquoi le dire maintenant ? Pour envoyer un message, au lendemain de l’adoption de la loi 96 sur le français.

M. Lametti réagit aux anglophones, aux minorités religieuses et aux militants libéraux qui l’implorent de faire quelque chose.

C’est un geste autant politique que juridique. Car peu importe ce que fait Ottawa, la loi est déjà contestée et la plaidoirie du fédéral pourrait ne pas influencer la décision.

François Legault n’a pas réagi avec le meilleur argument.

Le chef caquiste demande au fédéral de respecter la volonté de la majorité de Québécois qui appuie cette loi. Or, c’est justement pour protéger les minorités que les chartes des droits existent. Y compris celle du Québec, adoptée en 1975.

Il aurait été plus pertinent de rappeler que la liberté de religion peut être équilibrée avec d’autres droits, comme la liberté de conscience.

Peu importe, une intervention du fédéral ne serait pas inusitée. Cela arrive souvent. Les provinces le font aussi. Le Québec a déjà appuyé devant la Cour suprême la restriction des droits des francophones en Alberta, en Colombie-Britannique et au Yukon – il craignait que sa minorité anglophone réclame cette protection⁠1.

Cela dit, M. Legault a raison d’être inquiet.

La disposition de dérogation permet à un gouvernement de mettre une loi à l’abri des articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui protègent entre autres la liberté de religion. C’est un bouclier imparable.

Les opposants à la loi 21 se sont cassé la tête pour la contourner. Cela donne des raisonnements imaginatifs et tortueux. Il y en a quatre.

Selon eux, la définition québécoise de la laïcité serait inapplicable à cause de son imprécision.

La disposition interprétative de la Charte sur l’égalité des sexes devrait aussi faire rejeter la loi.

Ils soutiennent que les commissions scolaires anglophones devraient en être exemptées.

Et enfin, ils allèguent que la laïcité serait une question morale qui relèverait du droit criminel, et donc du fédéral.

Comme me l’a confié un juriste pourtant critique du gouvernement Legault, ce sont des arguments périphériques « de désespérés ».

Le cœur de l’affaire porte sur la liberté de religion, et la disposition de dérogation permet de s’y soustraire. C’est cela que M. Lametti veut changer.

Dans l’arrêt Ford sur l’affichage commercial en 1988, la Cour suprême a statué qu’une province pouvait l’invoquer sans se justifier sur le fond.

En Cour supérieure, des poursuivants ont souhaité que cette disposition soit balisée. Le juge Blanchard semblait les inviter à continuer ce combat, sans trop savoir lui-même comment faire.

Le gouvernement caquiste a invoqué cette disposition de façon préventive. Selon M. Lametti, elle devrait être utilisée a posteriori. Il voudrait que les juges vérifient d’abord si une loi viole les droits fondamentaux.

À noter toutefois qu’en théorie, rien n’empêcherait la Cour suprême de statuer sur la constitutionnalité de la loi 21, pour ensuite conclure qu’elle a besoin de ce bouclier pour survivre.

On ignore ce que plaiderait exactement M. Lametti ou son successeur. Mais chose certaine, il joue avec un sujet explosif.

Huit provinces s’opposaient à la Charte des droits de Trudeau père. La disposition de dérogation fut le compromis qui a convaincu sept d’entre elles de signer la Constitution.

La restreindre changerait l’équilibre entre les pouvoirs législatif et judiciaire. Ce serait d’autant plus délicat que le fédéral choisit les juges à la Cour suprême. Certes, ces nominations sont de qualité et les juges sont indépendants. Mais du point de vue du Québec, cela ajouterait à l’affront.

Ce drame qui n’en finit plus de se jouer au ralenti aurait pu être évité si le gouvernement Couillard avait demandé à la Cour d’appel de se prononcer sur l’interdiction des signes religieux. Le plus haut tribunal du Québec aurait ainsi clarifié le débat en amont.

En attendant, les enjeux partisans se précisent. Le gouvernement Legault fait face à une opposition faible et divisée. Or, tout bon politicien a besoin d’un rival. Il a trouvé le sien : Justin Trudeau.

Plus que jamais, les deux semblent heureux de ne pas s’aimer en public. Et ce spectacle ne fait que commencer.

Lisez l'analyse de Jean Leclair, professeur de droit à l'Université de Montréal