« Avez-vous des idées noires ?

— Oui.

— Avez-vous pensé à mourir ?

— Oui.

— Avez-vous des plans pour ça ?

— Oui… »

En répondant trois fois « oui » aux questions de son médecin, Lise Tessier a eu tout un choc. Comme si elle ne reconnaissait pas la femme brisée qui prononçait ces mots. Accaparée par son rôle de proche aidante auprès de sa mère gravement malade depuis plusieurs années, elle ne s’était pas rendu compte qu’elle avait elle-même grand besoin d’aide. Jusqu’à ce qu’elle voie le regard inquiet de son médecin devant l’urgence de la situation.

C’était une méchante claque sur la gueule. Et pourtant, je le savais ! C’étaient mes pensées à moi. Mais je n’en avais pas réalisé l’énormité. Je suis vraiment rendue là ? Je ne suis plus capable. J’ai touché le fond…

Lise Tessier

Après la mort de son père, Lise est devenue, sans vraiment le savoir, proche aidante pour sa mère en perte d’autonomie, tout en travaillant à temps plein. C’était il y a une dizaine d’années. Lise était dans la jeune cinquantaine. Lorsqu’on disait « proche aidant », cela n’évoquait pas grand-chose dans son esprit. « Tout ce qu’on entendait sur les proches aidants, c’était Chloé Sainte-Marie qui parlait de son histoire personnelle. Et moi-même, je me disais : elle a une petite marotte ! Mais finalement, on réalise qu’elle avait mis le doigt sur un vrai problème. »

Bien que les personnes proches aidantes représentent 30 % de la population active au pays, nombreuses sont celles qui ne se reconnaissent pas comme telles. Une majorité d’entre elles apprennent leur rôle seules et à la dure. Devant un système de santé lui-même à bout de souffle et un manque criant de soins à domicile, beaucoup sombrent dans l’épuisement et la détresse. Nombreuses sont celles qui s’appauvrissent et vivent dans la précarité financière. Trop rares sont celles qui réussissent à obtenir du soutien financier ou psychosocial.

Ce soutien n’est pourtant pas un luxe. Lise en sait quelque chose, elle qui, à la suggestion d’une amie, alors qu’elle était en arrêt de travail, en dépression et en proie à des idées suicidaires, s’est présentée à reculons, un jour de 2015, à la porte de l’Association des personnes proches aidantes de Drummondville (APPAD).

Ça m’a littéralement sauvé la vie… Avoir su, je serais allée bien avant !

Lise Tessier

Lors de sa première rencontre à l’APPAD, Lise a pleuré de soulagement. Pour la première fois, elle rencontrait des gens qui comprenaient exactement ce qu’elle vivait et ont pu l’aider à se reconstruire et à prendre soin de sa santé physique et mentale.

« Ils nous aident à trouver du positif dans le plus noir de nos vies… Ce genre d’initiative devrait tellement être plus appuyée par le gouvernement. Je suis sûre que ça évite un paquet de problèmes médicaux plus tard. »

De fait, l’épuisement physique et psychologique des proches aidants n’est pas sans conséquence. Des chercheurs estiment que le stress chronique vécu par un proche aidant peut réduire de quatre à huit ans sa durée de vie1.

Alors que la crise sanitaire a accentué la détresse des proches aidants, injustement privés d’être au chevet de ceux qu’ils aiment, elle a aussi été marquée par des avancées importantes pour mieux les reconnaître et les soutenir. La ministre responsable des Aînés et des Proches aidants Marguerite Blais en a fait un combat personnel. Elle qui a accompagné son mari dans la maladie, elle a perdu pied en 2015. Elle a sombré dans l’épuisement et dans la dépression. Marquée par cette épreuve, elle est revenue en politique pour cette raison bien précise : faire adopter la première politique nationale sur la proche aidance au Québec.

C’est chose faite et on ne peut que l’applaudir2. Mais le fait est que l’on partait de tellement loin dans la reconnaissance du rôle des proches aidants qu’il reste encore beaucoup à faire pour véritablement les soutenir.

Entre les belles politiques sur papier et la réalité sur le terrain, il y a tout un monde fait de stress, de colère et de charge mentale extrême. « Le système de santé n’est pas fait pour les proches aidants. On n’est pas assez soutenus. Il faut se battre et se chicaner constamment pour obtenir des services. Ce que j’ai vécu est infernal », me dit Johanne, 61 ans, dont le père a récemment été admis en CHSLD, après une année éprouvante.

Confrontée aux contraintes d’un système de santé débordé avec la pandémie, Johanne a accompagné jusqu’à s’en épuiser son père qui a attrapé la COVID-19 en janvier 2021 et a dû être hospitalisé sept fois. Comme elle vit dans les Laurentides et que son père vivait à Montréal, il lui a fallu faire des pieds et des mains pour qu’il puisse déménager dans une RPA, puis un CHSLD près de chez elle.

Si elle a fini par être dirigée vers un organisme communautaire – L’Antr’Aidant, à Saint-Sauveur – qui l’a accompagnée dans tous ces chamboulements, elle regrette de ne pas avoir eu accès à ces précieux services avant d’être dans un état d’épuisement avancé. « On est laissés à nous-mêmes. Comme s’il fallait toujours être au bord du précipice pour que quelqu’un réagisse. »

L’une des lacunes du plan de la ministre Blais, c’est qu’il accorde trop peu d’importance au soutien psychosocial des proches aidants, même si on sait que cela peut sauver des vies. Alors que la pandémie a fait exploser les appels à l’aide dans le milieu communautaire, ceux qui soutiennent ne sont pas assez soutenus. On entretient l’illusion que le système de santé, qui ne sait déjà plus où donner de la tête, pourra se charger de cet aspect.

Résultat : de nombreux organismes qui font un travail essentiel d’accompagnement n’arrivent tout simplement pas à répondre à la demande ou ont de longues listes d’attente. À eux seuls, les 124 organismes communautaires membres de Proche aidance Québec estiment avoir besoin d’au moins 100 000 $ de plus durant la prochaine année pour y arriver.

« Il y a beaucoup d’accent sur le répit dans le plan d’action du gouvernement. Comme si c’était pratiquement le seul besoin des personnes proches aidantes », observe Mélanie Perroux, directrice générale de Proche aidance Québec.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

Mélanie Perroux, directrice générale de Proche aidance Québec, déplore le manque de ressources pour le soutien psychosocial des proches aidants, qui vivent très souvent une grande détresse.

Or, ce qu’on voit et qu’on entend sur le terrain, c’est que le besoin de répit arrive plus tard dans le parcours du proche aidant. « Ce n’est pas pour tout le monde ni la seule façon de soutenir les proches aidants. Toutefois, le soutien psychosocial, à toutes les étapes, est vraiment important. »

La proche aidance est rarement un sprint, souligne-t-elle. C’est souvent un marathon qui dure plusieurs années. D’où l’importance d’avoir de nombreux points de ravitaillement pour ceux qui sont conscrits dans cette course de fond pour ceux qu’ils aiment.

1. Consultez l'étude Chronic Stress Can Steal Years From Caregivers' Lifetimes (en anglais) 2. Lisez l’article « Québec affecte 200 millions sur cinq ans »

Réaction de la ministre Marguerite Blais

« Avant notre mandat, les personnes proches aidantes avaient très peu de reconnaissance. Malgré la pandémie, nous avons fait adopter une loi, nous avons déposé une politique ainsi qu’un plan d’action pour les reconnaître et les soutenir. Nonobstant le gouvernement en place, les personnes proches aidantes seront toujours prises en considération. En outre, la politique et le plan d’action seront révisés tous les cinq ans.

« Grâce à l’Observatoire, nous allons approfondir nos connaissances sur la proche aidance, une première au monde, et le comité de partenaires va pouvoir formuler des recommandations au gouvernement. Nous sommes à mettre en place une coordination territoriale en proche aidance.

« De plus, nous développons des mesures concrètes de services psychosociaux aussi offerts en virtuel et nous faisons la promotion des services permettant d’offrir une meilleure accessibilité aux personnes proches aidantes à des consultations psychosociales dans tous les établissements. Celles-ci font partie des mesures du plan d’action qui a été divulgué l’automne dernier. »

BESOIN D’AIDE POUR VOUS OU UNE PROCHE ?

Si vous avez besoin de soutien ou avez des idées suicidaires, vous pouvez appeler le numéro sans frais suivant pour parler à quelqu’un : 1 866 APPELLE (1 866 277-3553)

Consultez le site de l’Association Québécoise de Prévention du Suicide

Info-aidant est un service personnalisé d’écoute, d’information et de références, s’adressant aux personnes proches aidantes, à leur entourage ainsi qu’aux professionnels et intervenants, accessible tous les jours de 8 h à 20 h, par téléphone au 1 855 852-7784 ou en ligne.

Consultez le site Info-aidant