Le débat linguistique est reparti pour un tour. Et comme chaque fois, il n’y a pas de place pour la nuance.

D’un côté, une sinistre Gestapo de la langue menacerait d’exterminer la minorité anglophone de la province. De l’autre, cette fausse minorité gâtée pourrie mépriserait royalement les francophones et ne rêverait que d’une chose : leur noyade définitive dans une épaisse sauce anglaise.

Des manifestants accusent le Québec de racisme, des porte-parole comparent la province à une dictature en puissance. Les commentaires déshumanisants pour les anglos se multiplient – comme s’ils formaient la seule minorité sur laquelle on pouvait encore taper sans gêne.

D’un côté comme de l’autre, on dramatise et on surjoue dans ce très mauvais remake des deux solitudes en colère. Le délire de persécution frappe également les deux camps.

Arrêtons-nous un instant. Prenons une grande respiration. Et demandons-nous si ce que nous voyons, ce que nous entendons depuis des semaines, cette dangereuse enflure verbale, reflète réellement ce qui se passe sur le terrain.

Il suffit de creuser un peu pour découvrir un monde moins furieux, moins manichéen, mais aussi pas mal plus complexe.

Le vrai monde, quoi.

Prenez le projet de loi 96, qui entend imposer trois cours de français aux élèves (ou en français aux élèves allophones et francophones) des cégeps anglophones.

Trois cours de français, ce n’est tout de même pas la mer à boire, entend-on un peu partout. De quoi se plaignent-ils, ces enfants gâtés ? Si c’est ce qu’il faut pour préserver le français en Amérique, pourquoi pas ?

Le problème, c’est que tout le monde ignore si c’est bien ce qu’il faut, justement.

Renforcer le français au Québec est un objectif plus que louable ; c’est absolument primordial. Mais s’y prend-on de la bonne manière ?

Quelles preuves a-t-on que ces trois cours imposés à la va-vite, sans consultation, auraient un impact positif quelconque ? Pas la moindre.

Ce n’est pas moi qui le dis. Ce n’est pas un angryphone privilégié qui se prend pour un martyr.

Ce sont deux profs de français langue seconde, Alexandre Limoges et Geneviève Caron. Deux Québécois qui font rayonner la langue et qui la transmettent à leurs élèves anglophones. C’est leur métier, leur passion.

Et pourtant, ils ont tous deux l’impression d’assister, impuissants, à un accident de voiture au ralenti. Mal ficelé, le plan du gouvernement, préviennent-ils, est voué à l’échec. Ils n’ont pas l’impression d’être entendus. Alors voilà, je leur cède la parole.

Le projet de loi 96 a été rédigé sans consultation, déplore d’entrée de jeu Alexandre Limoges, professeur au cégep John-Abbott, à Sainte-Anne-de-Bellevue. « On ne peut pas arriver aux bonnes solutions si on ne s’est pas donné la peine de consulter les gens du milieu et si on n’a pas fait en sorte de bien comprendre la réalité des étudiants. »

« Je suis prof de français, je ne dirai jamais non à plus de français, mais… pas comme ça, renchérit sa collègue, Geneviève Caron. Vraiment, je trouve que l’approche n’est pas la bonne. On a l’impression que c’est un peu improvisé, tout ça. »

Un exemple parmi d’autres : les trois cours en français se sont soudainement transformés en cours de français pour les anglophones. Or, deux cours de français sont déjà obligatoires dans les cégeps anglophones. Ça en fera donc cinq à caser… en quatre sessions. « Juste là, il y a une méconnaissance du réseau collégial », souligne Geneviève Caron.

Au-delà de l’enjeu logistique, elle doute que ces trois cours imposés atteignent leurs objectifs. « C’est très complexe. Il y a des questions de motivation et d’anxiété associées à la langue seconde qui sont bien documentées. Tout ça, on n’en parle pas, en ce moment. On passe à côté de ces enjeux-là. »

« Il faut travailler en amont plutôt qu’en aval, explique Alexandre Limoges. Dès le départ, il faut établir des ponts, donner envie aux enfants d’apprendre la langue. C’est là qu’on peut arriver à quelque chose. Si les mesures qu’on choisit d’imposer, c’est de placer des blocs comme ça, en aval, il va y avoir une réaction de panique. »

C’est un travail qui se fait sur des années, outiller des étudiants pour qu’ils soient prêts à intégrer un milieu de vie.

Alexandre Limoges, professeur au cégep John-Abbott

Il insiste : « Ce n’est pas à coups de massue qu’on va arriver à quoi que ce soit avec une situation aussi complexe que celle-là. Plus on va [cliver] le débat, moins on va arriver à nos fins. »

Et nos fins, rappelle-t-il, c’est l’amélioration de la maîtrise du français des élèves anglophones. « On est des professeurs de français langue seconde. Cela nous tient à cœur. Il faut juste s’assurer de le faire de la bonne manière. »

Les étudiants autochtones doivent être exemptés

Peut-être vous demandez-vous encore : trois petits cours de français additionnels au cégep, quel tort ça peut bien faire ? Presque rien, à première vue. Et tant pis si ça fâche quelques anglos ; c’est de la survie du français en Amérique qu’il est question, après tout.

Mais les conséquences risquent d’être sérieuses pour les élèves mohawks, entre autres, qui ne sont pas exposés au français avant la quatrième secondaire.

Pour eux, la barrière de la langue sera insurmontable, prévient Kim Martin, Mohawk de Kahnawake et enseignante en soins infirmiers au cégep John Abbott. « Les étudiants devront aller dans d’autres provinces pour leurs études. Nous sommes les premiers occupants et ce sont nos enfants qui devront partir pour avoir une vie meilleure… »

Il s’agirait là d’une cruelle ironie, ont souligné les représentants des Premières Nations réunis à l’Assemblée nationale, mardi. Ils demandent que les élèves autochtones soient exemptés de la loi.

Kim Martin rappelle que les Mohawks n’ont pas choisi de parler anglais ; c’est la langue coloniale qui leur a été imposée. Déjà qu’ils cherchent à préserver leur propre langue, fragile, ils n’ont pas envie de s’en faire imposer une autre.

Il me semble que les Québécois, entre tous, devraient pouvoir comprendre – et accepter – ça.