Il fallait faire quelque chose. Pour protéger la liberté universitaire. Pour mettre fin au climat d’inquisition qui sévit parfois sur les campus. Pour réitérer haut et fort que l’université est un lieu de débats et de confrontation d’idées, pas un « espace sécuritaire ». On n’y annule pas des conférences, et encore moins des profs, sous prétexte que leurs enseignements nous déplaisent ou nous rendent mal à l’aise.

Après l’affaire Verushka Lieutenant-Duval, qui avait subi les foudres de l’Université d’Ottawa pour avoir prononcé le « mot commençant par un N » dans un contexte d’enseignement, plus de 500 professeurs québécois avaient dénoncé cette attaque à la liberté universitaire. Et ce n’était pas un cas isolé. Dans la foulée de cette lamentable affaire, des profs avaient admis s’autocensurer, question de s’éviter des ennuis.

Oui, il fallait faire quelque chose. Le gouvernement a donc mis sur pied une Commission scientifique et technique indépendante, présidée par l’ancien ministre Alexandre Cloutier.

Son rapport a été bien accueilli – un exploit, tant les écueils étaient nombreux. « On a quand même réussi à faire atterrir un Boeing sur un iceberg, rappelle Alexandre Cloutier en entrevue. Correctement, sans heurts, dans l’harmonie et de façon relativement consensuelle. Chaque mot du rapport avait été pesé. »

Le rapport concluait… qu’il fallait faire quelque chose.

Alors, début avril, la ministre de l’Enseignement supérieur, Danielle McCann, a déposé le projet de loi 32, largement inspiré des recommandations du rapport. Les profs et les chargés de cours ont applaudi. Les partis de l’opposition se sont montrés favorables. Ça semblait dans la poche.

Un mois plus tard, tout le monde – recteurs, profs, chargés de cours et étudiants – a l’air de trouver ce projet de loi épouvantable. Comme si, en fin de compte, cette excellente idée n’était plus si excellente. Certains éléments du projet de loi risqueraient même de miner la liberté universitaire qu’il vise à protéger !

Que s’est-il passé ?

La ministre McCann s’est légèrement écartée des recommandations très soigneusement rédigées du rapport, croit Alexandre Cloutier. Oh, à peine. Mais assez pour mécontenter les acteurs du milieu universitaire. Assez pour craindre que le Boeing ne s’écrase.

La manœuvre est délicate. Le projet de loi exige par exemple des établissements qu’ils instaurent une politique sur la liberté universitaire. Fort bien. Mais l’article 6 donne à la ministre le pouvoir d’ordonner aux universités d’y ajouter « tout élément qu’[elle] indique ».

Pour beaucoup, ce petit bout de phrase mettrait en péril un principe sacré de la liberté universitaire : l’autonomie des universités par rapport à l’État.

Dans un mémoire présenté en commission parlementaire, l’Université de Montréal prévient que l’article 6 donnerait un « fondement juridique à des intrusions massives et sans précédent dans la sphère décisionnelle autonome des universités ». La discrétion conférée à la ministre « confinerait à l’arbitraire », en lui permettant de faire prévaloir une conception particulière, voire personnelle, de la liberté universitaire.

Les étudiants sont du même avis. Les profs aussi. Dans sa forme actuelle, le projet de loi donne des pouvoirs « exceptionnels et complètement inédits » à la ministre, s’inquiète la Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université (FQPPU).

On peut balayer ces inquiétudes d’un revers de main. Rétorquer que les intentions de la ministre sont pures et qu’elle n’irait jamais se mettre le nez dans les affaires des universités si elle n’est pas obligée de le faire.

Mais Danielle McCann quittera la politique à l’automne. Et la CAQ ne sera pas au pouvoir éternellement.

Et si, dans un monde pas si lointain, un gouvernement moins bien intentionné accédait au pouvoir ? Si ce gouvernement se mettait en tête d’imposer ses valeurs aux universités ?

Pure fiction ? Pas tant que ça. Engagé dans une croisade contre le wokisme, le gouverneur de la Floride, Ron DeSantis, vient de signer la Loi sur la liberté individuelle, mieux connue sous le nom de « Stop Woke Act ».

En vertu de cette loi, qui entrera en vigueur le 1er juillet, les universités publiques qui dérogeront aux principes rédigés par des législateurs républicains risquent d’être poursuivies ou de perdre leur financement public.

Il sera interdit, par exemple, de faire porter le poids d’injustices historiques à un groupe en fonction de la couleur de sa peau. Forcément, la loi poussera les profs qui enseignent l’histoire de l’esclavage à s’autocensurer. Leurs salles de classe deviendront des espaces sécuritaires pour étudiants blancs, à défaut de quoi leur université risquerait de perdre des millions…

Le Québec est évidemment à mille lieues de ce scénario catastrophe. N’empêche : l’article 6 pourrait ouvrir la porte à des dérives. Il faut la refermer dès à présent. Redresser le Boeing. Amender le projet de loi.

Alexandre Cloutier pense lui aussi que Mme McCann doit « adoucir » l’article 6 pour préserver l’autonomie des universités. Elle doit en outre élargir la définition de la liberté universitaire – dont la forme actuelle ne permet pas aux profs de critiquer leur université. « Je pense qu’on peut facilement retrouver un consensus en revenant aux propositions de notre rapport. »

Mardi, la ministre s’est montrée ouverte à l’idée de « réajuster » le projet de loi. « Je reçois ça très positivement », a-t-elle assuré. « S’il est nécessaire de bonifier ce projet de loi, avait-elle déclaré plus tôt dans la journée, nous allons le faire assurément, mais sur le principe, sur la protection de la liberté académique et la fin de l’autocensure, nous sommes catégoriques : il n’y aura pas de compromis. »

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Alexandre Cloutier demeure « profondément convaincu de la nécessité d’une loi » pour protéger la liberté universitaire. Convaincu que, oui, il faut faire quelque chose.

Mais il faut bien le faire.