Et si la même chose arrivait ici ? Après tout, au Canada comme aux États-Unis, le droit de se faire avorter repose sur une décision de la Cour suprême. À Ottawa comme à Washington, une nouvelle cour peut répudier les anciens précédents.

Au fait, les Américains ont devancé le Canada de 15 ans en la matière. Jusqu’en 1988, avant le jugement Morgentaler, l’avortement était un crime au Canada et ne l’était plus aux États-Unis. Ça faisait déjà depuis 1973 que la Cour suprême américaine avait rendu Roe c. Wade, qui reconnaissait un droit absolu à l’avortement dans le premier trimestre de la grossesse, et limitait les restrictions pour les deux autres.

Malgré ça, et bien qu’on ne doive jamais rien tenir pour acquis, les risques de voir arriver un tel retournement ici sont très minces, à mon avis.

La principale raison est évidemment politique. Ici comme aux États-Unis, une forte majorité appuie le droit pour une femme de se faire avorter. Cette majorité dépasse généralement les 75 % au Canada, contre des taux variant de 60 % à presque 70 % aux États-Unis. On ne peut donc pratiquement pas gagner ici une élection fédérale où l’avortement deviendrait un enjeu, même secondaire. Demandez à l’ex-chef conservateur Andrew Scheer. Le lobby religieux existe, mais il n’a pas la même force qu’aux États-Unis, il s’en faut de beaucoup, et le thème est tabou même pour les conservateurs.

Ça veut dire qu’il est improbable de voir un gouvernement mettre l’avortement à son programme législatif. Ou même tenter de « paqueter » la Cour suprême pour faire revisiter Morgentaler. N’oublions pas que Stephen Harper avait fait nommer sept des neuf juges de la Cour suprême à un certain moment. Ça n’a rien changé.

À part les considérations politiques, le contexte juridique est très différent. Aux États-Unis, les États ont compétence en droit criminel. Chacun des 50 États a son propre code pénal. Certains prévoient la peine de mort, d’autres l’ont abolie, d’autres encore se contentent de ne pas l’appliquer. Certains ont décriminalisé certaines drogues. D’autres prévoient des peines sévères en la matière.

Même chose pour l’avortement. Dans la cause du Mississippi entendue l’automne dernier, 26 États sur 50 ont demandé à la Cour suprême d’annuler Roe c. Wade.

Si ça n’avait pas été le Mississippi, ç’aurait été le Texas. Ou l’Alabama. Etc. Bref, il y a toujours un État où la majorité politique conservatrice peut faire adopter une loi anti-avortement qui sera testée jusqu’en Cour suprême.

Au Canada, même si la Saskatchewan (disons) essayait très fort, elle n’a pas compétence en droit criminel, et ne peut donc pas entreprendre une nouvelle bataille constitutionnelle. Ça ne peut venir que du gouvernement fédéral.

Or, pour les raisons que j’ai exposées plus haut, aucun gouvernement depuis 34 ans n’a eu d’appétit pour ça.

Mais supposons qu’un hypothétique gouvernement conservateur (Poilievre comme Charest sont pro-choix) décidait de recriminaliser l’avortement au Canada. Que ferait la Cour suprême ?

On entre ici dans une autre différence majeure. La Constitution des deux pays. Et la théorie juridique pour l’interpréter.

Il est frappant de voir à quel point le jugement Roe c. Wade est basé sur une preuve historique. La majorité de 1973 s’emploie à démontrer qu’au début du XIXsiècle, l’avortement dans les premiers mois (avant les mouvements perceptibles du fœtus) n’était pas un acte criminel. Ce n’est qu’après des démarches de l’Association médicale américaine que des lois ont été adoptées massivement pour l’interdire totalement, dans la seconde moitié du XIXsiècle.

La Cour d’alors en tire la conclusion que l’avortement, qui remonte à la nuit des temps, était une pratique jugée bénigne par les Pères fondateurs. L’interdire totalement, comme le faisaient presque tous les États américains en 1973, serait donc une violation de la vie privée, de la liberté et de l’égalité devant la loi.

Sans que personne ait plaidé à ce sujet, la Cour suprême américaine décrète que pour les trois premiers mois, les États n’ont pas le droit d’interdire l’avortement ; pour le deuxième trimestre, ils peuvent le restreindre pour protéger la santé de la mère ; et à partir du moment où le fœtus est « viable », les États peuvent réglementer ou même interdire l’avortement.

Déjà à l’époque, même des pro-choix critiquaient plusieurs aspects approximatifs de cette décision.

Le juge conservateur Samuel Alito, dans son opinion qui a fuité jeudi, vient régler ses comptes avec les juges « progressistes » de 1973. Et il se fait plaisir. Il commence par dire que Roe c. Wade a « empoisonné la culture politique depuis 50 ans » – ce qui n’est pas totalement faux…

Je souligne que le « jugement » Alito n’est pas final. C’est une version pour consommation interne, mais qui a l’allure d’un texte final, avec ses notes et citations détaillées. Notons que jamais dans l’histoire deux fois centenaire de la Cour une opinion n’avait fuité. C’est extrêmement grave, et une enquête est ouverte sur l’auteur de cette fuite – probablement quelqu’un à l’interne voulant créer un effet de protestation politique…

Mais tenons pour acquis que ce sera le jugement majoritaire, car il est désigné pour écrire le jugement de la Cour, et on sait que la majorité conservatrice est solide – cinq ou six juges.

Alito, donc, qualifie Roe c. Wade de jugement « odieusement erroné » et « exceptionnellement faible ». Cela justifiera cette exception voulant que la Cour suive ses propres précédents, pour la stabilité du droit.

Puis, Alito refait à sa manière l’histoire juridique de l’avortement. Il démontre que si l’avortement hâtif n’était pas toujours criminalisé, il n’était pas pour autant « permis ». Et le 14e amendement constitutionnel, qui garantit l’égalité devant la loi, et sur lequel reposerait ce « droit » à l’avortement, a été adopté en 1868 ; à cette époque, les États avaient criminalisé l’avortement. On peut donc difficilement prétendre que ce « droit » s’y trouve inscrit entre les lignes, si l’amendement a été adopté par des États interdisant l’avortement. Ce droit n’a donc jamais existé, même en filigrane, conclut-il.

Dans le cas qui occupe la Cour suprême, le Mississippi interdit l’avortement après 15 semaines.

Conclusion du juge Alito pour la majorité : c’est une matière qui revient aux élus, tant que les restrictions sont rationnelles. Pour lui, 15 semaines semblent un seuil raisonnable. Que chaque État fasse ses propres lois, comme pour tous les sujets criminels. Ce n’est pas une question de droit des femmes, dit-il : il s’agit certes d’une procédure médicale s’appliquant uniquement aux femmes, mais on n’y peut rien. Il ajoute que les femmes sont libres de voter, d’ailleurs elles ne s’en privent pas : elles sont plus nombreuses en proportion sur les listes électorales.

Le jugement canadien de 1988 est très différent. Il ne s’embarrasse pas de développements historiques pour trouver l’intention cachée dans la Charte des droits – qui avait alors… six ans.

Essentiellement, le crime d’avortement viole le droit à la liberté et la sécurité des femmes, dit la juge Bertha Wilson. Ce crime assujettit la capacité de reproduction des femmes canadiennes aux règles édictées par l’État. Il leur impose une conception philosophique, sinon religieuse. C’est donc aussi une violation de leur liberté de conscience. Et c’est pourquoi ce crime a été invalidé.

Ce qui ne veut pas dire que toute législation sur le sujet soit interdite. La Cour laisse ouverte la possibilité de restreindre ce droit dans les dernières phases du développement du fœtus – ce qu’Ottawa a soigneusement évité de faire, s’en remettant à la déontologie médicale.

Mais quoi qu’il en soit, le jugement Morgentaler est plus solidement assis juridiquement que Roe c. Wade – même si, théoriquement, avec la disposition de dérogation, un gouvernement peut suspendre les articles de la Charte des droits.

On serait bien embêté d’identifier des juges anti-avortement dans la cour actuelle, tant le sujet est sous le radar canadien.

Vrai, sur le terrain, l’accès à l’avortement n’est pas facile partout au Canada. Vrai aussi, les groupes religieux ici sont actifs politiquement et socialement.

Mais rien à l’horizon ne permet sérieusement de craindre ici un revirement juridique à l’américaine.