Le titre de cette chronique aurait pu être le titre du livre de mon amie Marie-Pierre Duval. Elle a plutôt choisi Au pays du désespoir tranquille. Le livre est un joli succès. Roman semi-autobiographique.

Le Délicieux avec un grand D ?

C’est tout ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. Les rires, les amis, l’amour, le temps passé à ne rien faire, celui passé à juste ressentir le vent sur son visage…

Le Délicieux, aussi, qui nous fuit, constate celle que nous appelons Mapi, dans notre petite bande : « Aucune de ces splendeurs n’arrive désormais à se rendre jusqu’à moi. Contrée dans un plan de match serré au quart de tour, la vie ne se limite plus qu’au pragmatisme de ce qu’il y a à faire. Et il y en a tant. »

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE L’ÉMISSION

Marie-Pierre Duval lors de son passage à l’émission Deux hommes en or, fin mars

Nos mères ont vécu la première époque post-libération des femmes, post-Révolution tranquille. Marie-Pierre, en théorie, est de cette génération pour qui le ciel devrait être la limite, étant dans le siècle où les filles peuvent tout faire, tout avoir, être astronautes, PDG ou chirurgiennes, car après tout, l’époque distribue ses fruits au mérite…

C’est pas ce qu’elle ressent. Elle ressent(ait) plutôt une forme d’aliénation permanente.

Et le roman tourne au fond autour d’une question : pourquoi je ne me sens pas SI libre ? C’est un roman sur l’illusion de la liberté dans nos vies.

Elle raconte son entrée à McGill, en 1995, après le NON du référendum, après la fin d’un certain projet de société : « Nous étions du Liban, du Sri Lanka, de l’Alberta ou même de Saint-Bruno, mais chaque matin nous déposions nos identités sur le seuil du portail de pierre de la rue Sherbrooke pour adopter un nouveau pays : le succès. »

Et du succès, elle en a. C’est le projet de société de l’époque : réussir. Curieuse de tout, Marie-Pierre devient recherchiste à la télé, grossissant les rangs des femmes qui constituent l’épine dorsale de toute la structure de la télévision québécoise. On lui confie des responsabilités, tout va « bien », elle atterrit dans des émissions à succès.

Mais il y a un vide. À quoi ça sert, tout ça ? Pourquoi je fais ça, pourquoi je cours tout le temps, pourquoi je n’ai jamais le temps pour rien (ou presque), le temps de goûter, de sentir, de ressentir, de jouir, d’aimer, d’apprécier ? Page 141 : « Devant le miroir, ne reste plus qu’un monde, celui d’une femme malheureuse sans raison apparente. »

La job, l’enfant, l’amoureux. Pas de grand malheur…

Et pourtant, pas de grand bonheur non plus, l’impression de rater quelque chose, de ne jamais être à la hauteur. J’ai entendu cette histoire-là et ses variantes mille fois, depuis des années dans mon entourage – surtout des femmes. Mon amie Mapi est toutes ces femmes qui en ont trop sur les épaules, à qui la société en met trop sur les épaules… Et qui s’en mettent elles-mêmes trop sur les épaules.

Elle va courir avec son amie Caro, pour ne pas craquer (elle finira par craquer quand même) : « Dérober une heure au grand plan de match pour courir, pour fuir tous ceux qui ont quelque chose à nous demander, agrippés à nos chevilles. Le Petit, l’Amoureux, le Producteur, l’Animatrice, le coach de hockey, l’enseignant du Petit et tous les autres qui attendent une réponse, un courriel, un dossier, de jour, de nuit, la semaine comme le week-end… »

C’est le récit d’une femme libre, d’une génération de femmes plus libres que celles de leurs mères, de leurs grands-mères…

Et qui sont, pourtant, quand même, emprisonnées. Peut-être pas si libres, après tout. Dans cette course au succès, dans cette quête de perfection bien féminine, se demande mon amie, le Délicieux, lui, il est où ?

Eh bien, le Délicieux, il est de plus en plus loin et de plus en plus absent, car « il y a aujourd’hui tant à ressentir que même le moment présent n’arrive plus à rivaliser ».

Page 89 : « Elle [son amie Caro] et moi venons du même endroit. Un endroit où l’air ambiant était gorgé d’ambition. Les petites filles sensibles et poreuses sont devenues des femmes hyperperformantes, en conformité avec le projet social. Efficaces. Partout. Tout le temps. Jusqu’à oublier d’être bien. »

Mapi m’a dit après la publication qu’elle souhaitait que les hommes lisent son livre. Elle espère que ça lancera une conversation. J’ai mes doutes là-dessus : dans mes réseaux sociaux, chaque jour je vois des femmes qui encensent Au pays du désespoir tranquille, depuis un mois…

Aucun gars.

Peut-être qu’on lit moins. Peut-être que mon échantillon est imparfait. Ou peut-être qu’on a juste plus peur, les gars, de plonger en nous, comme Marie-Pierre plonge dans ses angoisses.

Faut être fort pour affronter ces monstres-là, enfouis en soi.

Dans notre petite bande, nous savions depuis des années que notre amie planchait sur ce livre et qu’elle bûchait sur chaque mot. On savait que ça partait de son burn-out, de ses brûlures liées à ses jobs dans le merveilleux monde de la télévision canadienne-française. On pensait que ce serait un roman à clés sur les « pas fins » du milieu…

Puis l’ovni est sorti. C’est pas ce qu’on attendait. Ce n’est pas un livre sur la télé, c’est un livre sur une femme prisonnière de mille diktats productivistes, à qui on a enseigné les joies de la productivité…

Mais à qui on n’a rien dit sur le bonheur.

Quelle portion du PIB s’est érigée, demande mon amie, sur le sentiment de ne pas être assez ?

J’ai été hanté par cette question…

Je postule que plus le PIB d’une société grossit, plus il y a de risques que le Délicieux rétrécisse dans la vie des citoyens.

J’ai lu ton livre, Mapi, et j’ai deux choses à te dire…

Un, tu as levé le voile sur de grands pans de la vie des femmes de ma génération dont j’ignorais tant de choses, dont plein de vos tourments. Tu as mis des mots sur ce sentiment un peu diffus que j’ai depuis toujours : la vie, même sous nos tropiques pacifiés, est plus dure pour les femmes que pour nous, les gars. Ou alors, autrement dure. Dieu que vous en avez sur les épaules…

Et Dieu que vous vous en mettez, aussi.

Deux, tu as levé le voile sur toi, que je pensais bien connaître depuis 15 ans… Que je ne connais pas si bien que ça, finalement. Je ne sais pas si ça tient à ma propre turpitude ou alors au pouvoir – infini – de la littérature, de ta littérature.

Peut-être qu’on ne connaît jamais si bien la vie des gens jusqu’à ce qu’ils en fassent une fiction…

Et la tienne est délicieuse.

Au pays du désespoir tranquille

Au pays du désespoir tranquille

Stanké

304 pages