Il faut être « réaliste ».

Voilà ce que répètent trop de politiciens pour justifier le fait d’en faire le moins possible face au dérèglement climatique.

Cette posture se décline en une insoutenable litanie d’excuses.

Il faut être réaliste, la planète va encore avoir besoin de beaucoup de pétrole.

Il faut être réaliste, les gens tiennent à leur voiture.

Il faut être réaliste, la viande rouge va rester dans notre alimentation.

Il faut être réaliste, voyager en avion fait partie de notre mode de vie.

Pour être clair, je n’ai rien contre le réalisme. C’est une riche école philosophique. En gros, elle postule que la réalité existe indépendamment de notre esprit. Peu importe nos états d’âme, il y a quelque chose hors de nous : le monde physique qui obéit à ses propres lois.

On peut accuser un glacier qui fond de manquer de pragmatisme, mais il continuera à se liquéfier avec son insoumission habituelle.

Les prétendus réalistes devraient avoir le courage de finir leurs phrases.

Cela ressemblerait à quelque chose comme :

Soyons réalistes, on préfère consommer encore beaucoup de pétrole, même si une partie de Miami ou du secteur Dalhousie dans le Vieux-Québec seront submergés et même si des millions de réfugiés quitteront des pays comme le Bangladesh, devenus inhabitables.

Soyons réalistes, le droit au hamburger est sacré, même si cela aggravera les sécheresses et gonflera le prix des aliments.

Soyons réalistes, l’auto solo demeurera le mode préféré de transport, même si cela accélérera l’étalement urbain, détruira des terres agricoles et affaiblira notre souveraineté alimentaire.

Et soyons réalistes, les gens ne réduiront pas leurs voyages à l’étranger, même si cela fait augmenter le nombre d’épisodes extrêmes comme les récents incendies de forêt en Colombie-Britannique et les journées à 40 degrés l’été à Montréal⁠1.

Formulés ainsi, nos choix seraient au moins assumés.

Un peu comme les gens en deuil, les climatosceptiques ont cheminé.

Au début, ils niaient les changements climatiques. Ensuite, ils les reconnaissaient, mais doutaient que l’humain en soit responsable. Maintenant, ils admettent le phénomène tout en minimisant ses conséquences.

Faut pas être « alarmistes », disent-ils. Mais ce n’est pas de l’alarmisme si la menace est réelle.

Vrai, l’alarmisme peut devenir un problème. Au-delà d’un certain seuil, la peur paralyse.

Voilà pourquoi ce nouveau rapport du GIEC est crucial. Il montre concrètement ce qui peut être fait⁠2.

C’est à la fois une source d’espoir et de colère. Si les solutions sont connues, pourquoi ne les adopte-t-on pas ? D’autant plus que la crise n’est pas linéaire. Une petite hausse cause de gros dégâts. Chaque dixième de degré de réchauffement évité constitue une victoire. Chaque geste compte.

Dans une nouvelle analyse, la Chaire de gestion de l’énergie de HEC Montréal juge le plan de Québec « consternant ». Les mesures en place ont « largement échoué à atteindre leur objectif », y lit-on⁠3.

Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la Chaire, n’est pas impressionné non plus par le plan fédéral. En moyenne, une hausse de 10 % du prix de l’essence se traduit par une baisse de la consommation de 1 %. La tarification du carbone, qui sera de 170 $ en 2030, ne suffira pas. Elle n’égalera même pas les taxes vertes déjà en place en Europe.

Il se désole aussi du peu d’actions pour le transport ferroviaire, le covoiturage et l’efficacité énergétique. Le Canada n’oblige pas les propriétaires à divulguer la performance des bâtiments. Difficile d’améliorer ce qu’on ne mesure pas.

Nos élus n’osent même pas faire appliquer les lois actuelles. Le gouvernement caquiste laisse des mégaporcheries contourner le BAPE – puisque la limite est de 4000 têtes, un promoteur a déposé trois projets à Saint-Adelphe avec 3999 animaux…

Bien sûr, le réalisme exige d’évaluer également le coût des politiques vertes. Le rapport du GIEC en parle.

Au paragraphe C.12.2, on précise que limiter le réchauffement à 2 ℃ baissera le PIB de 0,14 point de pourcentage en moyenne par année. Et c’est sans considérer les économies grâce aux catastrophes naturelles évitées. Dans la « plupart des études recensées », ne pas agir nous coûterait donc plus cher.

Ce « nous » n’est toutefois pas inclusif. Les gens fortunés ont les moyens de se prémunir. Ils en seront moins victimes tout en étant davantage responsables. Les 10 % les plus riches de l’humanité sont responsables d’environ 40 % des émissions historiques de gaz à effet de serre.

Si elles sont bien conçues, les politiques vertes peuvent les cibler. Selon les calculs du directeur parlementaire du budget, quand le prix du carbone aura triplé en 2030, le quintile le plus pauvre recevra encore un chèque supérieur au surcoût à la pompe⁠4.

Il faudrait le dire à ceux qui prétendent parler pour le monde ordinaire.

Notre attitude me fait penser à un village face à un pont-barrage sur le point de céder.

L’élu local dit : il faut être réaliste, les gens ne cesseront pas de rouler sur le pont, et même s’ils le faisaient, les automobilistes de la ville voisine vont continuer de passer par là. Il songe à créer une navette en autobus pour contourner l’obstacle tout en promettant de ne pas « polluer » la vie des automobilistes. Il distribue ensuite quelques sacs de sable en prévision de la catastrophe. De toute façon, ses électeurs habitent en haut de la colline.

Puis, tel un Moïse moderne, il se dresse contre le barrage en ordonnant aux eaux de reculer. Dans sa tête, cela fonctionne. Juste assez longtemps, du moins, pour gagner ses prochaines élections.

Du haut de leur pragmatisme, ces champions autoproclamés de la modération condamnent au fatalisme et à l’impuissance. Ils ne proposent qu’un seul rythme d’action : celui qui va à la vitesse de leurs intérêts.

Notre échec collectif vient en partie de là. Mais hélas, il vient aussi de causes plus profondes. De l’incapacité à se projeter dans l’avenir pour imaginer les conséquences de nos gestes.

C’est à la fois un manque de réalisme et d’imagination.

1. Je remercie Alain Bourque, directeur général d’Ouranos, et Eddy Pérez, du Réseau action climat Canada, de m’avoir aidé à trouver ces exemples.

2. Lisez le nouveau rapport du GIEC (en anglais) 3. Lisez le rapport de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal 4. Lisez le rapport du directeur parlementaire du budget