Il y a quelque chose de dérisoire à voir Joe Biden ou Justin Trudeau dénoncer les « crimes de guerre » en Ukraine, maintenant qu’on a des images des corps dans les rues de Boutcha. Lundi, la Chambre des communes a voté d’une seule voix : crimes de guerre !

Dès le jour 1 de l’invasion, l’armée russe commettait des « crimes de guerre » en attaquant des populations civiles. C’est dire que « le monde », bien au courant de cette guerre en direct, n’a rien pu faire pour l’empêcher. C’est dire aussi que la crainte d’être traîné devant une illusoire justice internationale ne dissuade pas les agresseurs.

À quoi sert-elle, alors ?

N’empêche : tout ce qui peut être fait pour documenter ces crimes doit l’être.

L’avocat montréalais Luc Côté a fait le tour du monde des crimes de guerre, génocides et crimes contre l’humanité depuis trois décennies. Depuis ce jour de septembre 1994 où il a mis les pieds dans un Rwanda encore jonché de cadavres, il a perdu bien des illusions sur la justice internationale.

« Mais on ne peut jamais dire non aux victimes qui veulent faire documenter les violations des droits dans leur pays. »

C’est une justice éminemment politique, faite de compromis, de pressions, de menaces et de zones aveugles. Comme tout le droit international, finalement. Mais ce n’est pas une raison pour l’abandonner.

Luc Côté était criminaliste depuis 10 ans quand il a pris un virage de carrière radical : il a accepté de participer à une enquête sur des « violations des droits de l’homme » au Rwanda. Il n’était pas encore question d’un tribunal. Il a été parmi les premiers à aller interroger des témoins sur le génocide de 800 000 Tutsis dans ce petit pays d’Afrique centrale, deux mois après la fin des massacres.

« C’est assez facile de comprendre comment ça s’est passé ; mais on ne peut jamais vraiment comprendre comment quelqu’un décide d’aller tuer son voisin avec qui il va à l’église, avec qui il vit en paix depuis toujours parce que la propagande l’a rendu dangereux. »

Enquêter sur des crimes d’une telle magnitude n’est pas si différent d’une enquête criminelle ordinaire. Il faut rencontrer des témoins. Recueillir les témoignages. Vérifier.

« Exhumer les corps de fosses communes ?

– Ça dépend. Il y en avait plus de 2000 au Rwanda. Certains ont le syndrome CSI et pensent qu’il faut un anthropologue judiciaire pour chaque mort. L’essentiel, c’est les témoignages. Les corps qu’on voyait encore, momifiés dans des églises ou au bord des routes deux mois plus tard, portaient des marques de machettes. Ça corroborait les récits. »

Là où les choses se sont compliquées, c’est quand il a été question d’enquêter sur les crimes du nouveau gouvernement du Front patriotique rwandais (FPR). Parce que si le génocide était contre les Tutsis, des Hutus ont aussi été massacrés, notamment dans les camps de déplacés.

« J’ai eu des engueulades avec l’ambassadeur des États-Unis, qui disait qu’on n’avait pas de preuves. J’ai vu passer les camions des victimes ! Je ne parle pas de centaines, je parle de milliers de victimes. »

Mais c’est le FPR qui contrôlait le pays meurtri. Et enquêter sur les exactions du FPR, ça voulait dire se faire expulser, ça voulait dire arrêter d’enquêter sur le génocide.

« Tous les pays se sentaient coupables de ce qui s’était passé. » Alors il a fallu laisser ces bouts de l’enquête.

Luc Côté a passé cinq ans comme procureur avec ce qui est devenu le Tribunal pénal international pour le Rwanda. Puis il a été impliqué dans celui sur l’ex-Yougoslavie.

Il n’était absolument pas question d’accuser le président serbe Slobodan Milosevic au départ. Les Américains tentaient d’obtenir un accord de paix avec lui. Et la preuve manquait alors pour remonter la chaîne de commandement des massacres en Bosnie, à Srebrenica en particulier.

Mais dès que Milosevic a refusé de se rendre à des négociations de paix de Rambouillet, les services de renseignements britanniques et américains ont fourni les conversations interceptées qui permettaient de l’inculper.

La situation politique dans un pays « qui fait l’objet d’une enquête » va déterminer jusqu’où les enquêteurs pourront aller, et quelles cibles seront exclues. Car les crimes ne sont pas toujours d’un seul côté. Dans un rapport sur la République démocratique du Congo, il a identifié des crimes de 12 groupes distincts.

« En Sierra Leone, on a pu enquêter sur les actions de trois groupes. On a réussi à accuser le ministre de l’Intérieur. Au Liberia, les Américains ne voulaient pas qu’on touche [au président] Charles Taylor ; jusqu’à ce qu’il devienne plus un poids qu’un avantage politique, et là, ils ont facilité son arrestation. On a appris qu’il a longtemps reçu de l’argent de la CIA. »

C’est parfois l’aide humanitaire qu’on menace de confisquer si un chef d’État n’est pas livré.

Comment enquêter sur les crimes de guerre en Ukraine, quand les combats font rage ?

« On peut faire énormément de travail à distance, maintenant. Recueillir des témoignages. Il faut documenter sur le terrain, mais jusqu’à un certain point. »

Les Russes disent que les victimes à Boutcha sont une mise en scène. « Ça se vérifie. À Srebrenica, les Serbes disaient que les gens enterrés dans les fosses communes étaient des combattants, des victimes des bombardements. Mais en fouillant, on a vu qu’ils avaient reçu une balle dans la nuque et avaient les mains attachées. Ça correspondait aux témoignages. »

Comme le temps est limité, « on n’essaie pas de savoir qui a tué qui dans chaque uniforme, mais plutôt de s’intéresser au haut de la pyramide ; qui répondait à quel ordre, donné par qui, avec quelles armes… »

L’espoir pour Luc Côté, maintenant retraité, ce sont les civils. Les familles des victimes, qui font vivre leur cause, sans parti pris politique, sans relâche.

En Argentine, où peut-être 30 000 personnes sont « disparues » (souvent assassinées) pendant la dictature militaire, il a fallu 25 ans d’acharnement des familles pour commencer à obtenir justice. Plusieurs fugitifs argentins ont été jugés en Europe. La loi d’amnistie a été abrogée en Argentine, des procès ont eu lieu, et certains enfants enlevés ont été retrouvés.

« C’est presque poétique, cette histoire… »

Mais à côté de ça, la Cour pénale internationale (CPI) « n’a pas démontré sa compétence jusqu’à maintenant », avec trois maigres condamnations en 20 ans à montrer, ce qui est assez pathétique. « Même des actes d’accusation, pour lesquels le niveau de preuve requis est faible, ont été cassés par les juges… »

« Comme pour tout le reste de l’ONU, c’est tributaire des intérêts, de l’hypocrisie des nations, des budgets consentis. La seule voie pour obtenir un chef d’État accusé, c’est généralement un changement de régime ; il est livré par vengeance politique, pas pour la justice.

« Aussi, on dénonce telle guerre, mais pas telle autre. Les crimes américains à la prison d’Abou Ghraib, les “ennemis combattants” inventés par George Bush, torturés à Guantánamo, l’invasion de l’Irak… Tout ça pourrait être enquêté aussi. » Les États-Unis – pas plus que la Russie ou la Chine – ne sont pas membres de la CPI.

« Je comprends que bien des compromis sont inévitables. Mais j’ai perdu des illusions. Des victoires, il n’y en a pas beaucoup, dans ce domaine. Il faut penser à long terme… »

Alors même si Vladimir Poutine et ses généraux ne seront jamais traduits devant une cour, à La Haye ou ailleurs, il demeure nécessaire de monter le dossier de ces crimes, comme si ça allait arriver. Pour que cette preuve existe contre eux dans l’histoire, pour qu’au moins tout ne soit pas effacé de ces hommes et ces femmes.