L’année 2020 a permis aux médias de souligner à grands traits les 50 ans de la crise d’Octobre. Ce fut l’occasion de décortiquer le fil des évènements et de procéder à une immense radiographie du Québec de cette époque.

Avec le recul, on a tendance à croire que cet épisode douloureux a été suivi d’une période d’affranchissement et de libération. De l’après-Octobre, on saute immédiatement à 1976 et à l’arrivée du Parti québécois au pouvoir.

Or, ce n’est pas vraiment comme ça que les choses se sont passées. Le Québec a plutôt été plongé dans un climat de suspicion où les mouvements de gauche, les « révolutionnaires » et les « subversifs » furent sous haute surveillance.

Je vous parle de cela, car j’ai lu ces derniers jours un formidable essai d’Olivier Ducharme qui a pour titre 1972 – Répression et dépossession politique. Cet auteur a eu la bonne idée de passer au crible l’actualité de l’année 1972.

Cet exercice fastidieux lui permet aujourd’hui d’écrire : « En 1972, le Québec n’a peut-être jamais été si près d’une “révolution” ; et pourtant, il n’en a jamais été si loin. »

Cette idée lui est venue après la découverte chez un libraire de l’ouvrage L’art et l’État dans lequel le cinéaste Pierre Perrault signe un texte dénonçant la censure qui a frappé à la fin de 1972 le film 24 heures ou plus, de son confrère Gilles Groulx. Jugeant que le film était « anticapitaliste », le commissaire de l’ONF, Sydney Newman, a interdit la sortie de ce film (l’œuvre a finalement été montrée au public en 1976).

PHOTO PETER BREGG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Pierre Elliott Trudeau entouré des premiers ministres des provinces canadiennes en 1972. De gauche à droite, assis : Gerald Regan, Bill Davis, Robert Bourassa, Richard Hatfield ; debout : Ed Schreyer, W. A. C. Bennett, Alex Campbell, H. V. Heald (remplaçant Ross Thatcher), Harry Strom et Joey Smallwood.

Au fil des évènements qui sont rapportés dans cet essai digeste (les jeunes lecteurs ne seront pas perdus), on se rend compte que les coups de ciseaux et les interdits viennent à la fois d’Ottawa et de Québec, où Robert Bourassa est confortablement installé. On s’attaque à tout : la culture, la langue, les Premières Nations, l’éducation et, surtout, le syndicalisme.

Car 1972 est l’année de la fameuse grève réunissant dans un même bloc les 200 000 employés de la fonction publique et parapublique représentés par la CSN, la FTQ et la CEQ. Un bras de fer hors du commun s’est engagé entre le Front commun intersyndical et le gouvernement représenté par le ministre de la Fonction publique, Jean-Paul L’Allier.

Après une grève de 11 jours, déclenchée le 11 avril, une loi spéciale forcera le retour au travail. Mais elle favorisera surtout un climat de division lorsque, à la surprise générale, les trois leaders syndicaux, Marcel Pepin, Louis Laberge et Yvon Charbonneau, recommanderont aux syndiqués de mettre fin à la grève.

Cette situation crée une scission entre les trois présidents et les syndiqués qui se sentent trahis. Robert Bourassa ne pouvait espérer mieux.

Cette atmosphère de dissension, on l’observera également lorsque le felquiste Pierre Vallières tournera le dos au FLQ pour rejoindre les rangs du PQ. Son inséparable ami Charles Gagnon, pour qui le PQ est « la faction nationaliste de la bourgeoisie québécoise », ne comprend absolument pas cette décision. Tandis que chez la gauche révolutionnaire, c’est la consternation, au sein du PQ règnent la méfiance et un certain malaise.

L’un des passages importants du livre porte sur le « socialisme » du Parti québécois. « Pour Pierre Vallières, la libération passe par le socialisme. Où est-il écrit que le PQ souhaite l’avènement du socialisme ? », se demande l’auteur.

PHOTO PAUL-HENRI TALBOT, ARCHIVES LA PRESSE

Pierre Vallières en 1970, lorsqu’il était toujours membre du FLQ

Selon Olivier Ducharme, la question de l’indépendance prônée par le PQ nous a fait perdre de vue « une autre gauche », la gauche anticapitaliste, moins électoraliste, moins « présentable » selon les critères retenus par le Parti québécois.

Il est également beaucoup question de mépris dans cet ouvrage, celui notamment qu’une certaine élite exprime face à la montée d’un art identitaire et joualisant. Déjà, en 1968, Michel Tremblay avait été haché menu lors la création des Belles-sœurs.

En 1972, le dramaturge sera confronté au manque d’ouverture de la ministre des Affaires culturelles, Claire Kirkland-Casgrain (qui a affirmé cette même année que la chaîne francophone de Radio-Canada était un foyer de séparatistes et de radicaux), lorsque celle-ci refusera d’envoyer la pièce Les belles-sœurs à Paris.

En mars 1972, elle signe un billet dans Le Journal de Montréal. On peut en déduire que, selon la ministre, seules les pièces écrites en « français international » devraient pouvoir être présentées à l’extérieur du Québec.

Ce dédain de la culture jouale accompagne également la création de la pièce Les oranges sont vertes de Claude Gauvreau. Parmi les échanges enflammés qui suivent sa création, à l’hiver 1972, on retient la chronique de Claude Jasmin, dans Le Journal de Montréal, qui est choqué par la scène de l’effeuillage exécuté par Luce Guilbault.

Le metteur en scène de la pièce, Jean-Pierre Ronfard, lui offre une riposte musclée dans Le Devoir qu’il conclut par un cinglant : « Je vous prie de croire à mon plus profond mépris. »

La partie du livre portant sur les Premières Nations s’ouvre sur « l’affaire Feuille d’érable », cette série produite par le Québec, la France, la Suisse et la Belgique qui a eu comme ambition de raconter en 13 épisodes l’histoire d’une famille, les Bellerose, de 1535 à 1970. Le portrait que l’on fait des Autochtones suscite la colère de personnalités comme Max Gros-Louis et Bernard Assiniwi, qui qualifie le scénario de « dégueulasse ». Les bobines de cette série ont sans doute rejoint celles de Radisson et D’Iberville, conservant sur une tablette leur lot de clichés et leur racisme à peine voilé.

PHOTO ANTOINE DESILETS, ARCHIVES LA PRESSE

En 1972, la grève des cols bleus mène à une accumulation de déchets à Montréal.

Cet ouvrage regorge d’évènements (comme la fameuse grève des cols bleus de Montréal qui ont paralysé la métropole en refusant de déneiger les rues et en empêchant la cueillette des ordures) et de luttes de toutes sortes : autonomie des Premières Nations, droits des femmes (il raconte ces mouvements d’intrusion dans les tavernes), protection de l’environnement, lutte syndicale.

Cinquante ans plus tard, beaucoup de chemin a été parcouru. Mais on se rend compte (de là l’intérêt de revisiter le passé) que les mêmes chantiers s’offrent encore à nous.

Olivier Ducharme ne s’en cache pas. Cet essai est accompagné d’un point de vue. Il a revu et compilé les évènements de 1972 pour nous dire qu’il faut continuer de mener ces batailles. Dans sa conclusion, il reprend des mots de Pierre Perrault qui pensait que « la liberté est un acte qui transgresse un interdit ».

« Il faudra que les luttes deviennent “intolérables” aux yeux des différents pouvoirs, écrit Olivier Ducharme. Il faudra que nous devenions toutes et tous “intolérables”. »

1972 – Répression et dépossession politique

1972 – Répression et dépossession politique

Écosociété

352 pages