Il reste un peu de temps. Si peu.

Pour Marius Tungilik, il est déjà trop tard.

Le leader inuit est mort par une nuit d’hiver au Nunavut. Le 16 décembre 2012, au matin, son fils Jesse l’a retrouvé inanimé dans son lit. Le rapport du coroner a conclu à une défaillance cardiaque due à un empoisonnement à l’alcool. Jesse y a vu un suicide. « Mon père, m’a-t-il raconté plus tard, s’est soûlé à mort. »

La nuit d’hiver de Marius Tungilik n’avait plus de fin.

Elle durait depuis des décennies. Depuis son agression sexuelle alléguée, en 1970, aux mains du missionnaire français Joannès Rivoire. Marius avait 12 ans. Il lui en avait fallu 23 de plus pour porter plainte contre le père oblat, en 1993.

À la même époque, une autre victime alléguée s’est manifestée. Le père Rivoire, qui pratiquait dans le Grand Nord depuis 30 ans, est rentré en France de toute urgence, pour ne plus jamais revenir.

Marius Tungilik est resté derrière, avec sa honte et sa colère.

La GRC du Nunavut vient de porter une nouvelle accusation contre Joannès Rivoire, 47 ans après l’agression sexuelle présumée d’une femme inuite qui a eu le courage de raconter que le père se masturbait en la caressant, après la messe, alors qu’elle était âgée de 6 ans.

À ce point-ci de l’histoire, permettez-moi d’utiliser une expression consacrée en journalisme : ces allégations n’ont pas passé le test des tribunaux.

Pourquoi ?

Parce que le nonagénaire nie.

Parce qu’il refuse de faire face à la justice au Canada.

Parce que depuis 30 ans, il se cache en pleine lumière, en France. Et que tout le monde laisse faire.

Pendant près de 20 ans, de 1998 à 2017, Joannès Rivoire a été sous le coup d’un mandat d’arrêt, lancé par la GRC. Il devait répondre à des accusations d’agressions sexuelles sur trois enfants inuits, dont Marius Tungilik.

Et pendant près de 20 ans, personne n’a cru bon faire respecter ce mandat, même si tout le monde savait que le père Rivoire coulait des jours paisibles dans un sanctuaire des Oblats, en Provence.

En 2017, le Service des poursuites pénales du Canada a suspendu les accusations, jugeant qu’il n’y avait plus de perspective raisonnable de condamnation contre le prêtre catholique.

Pour faire avancer le dossier, la volonté politique n’y était pas. Jamais, en 20 ans, le Canada n’a fait de demande formelle d’extradition à la France. Pas une fois.

Le père Rivoire a bien été assigné à résidence, en 2013, après une enquête canonique. Depuis, il est isolé, surveillé. Ça vaut mieux que de l’excommunier et de perdre sa trace, plaident les Oblats de France. Pour le reste, la congrégation dit avoir les mains liées ; elle ne peut forcer le vieux prêtre à se présenter au Canada pour faire face à la justice.

Mais une personne peut le faire : le pape François.

Dans un discours historique, vendredi, le pape a présenté ses excuses aux Autochtones du Canada. Il a exprimé son indignation et sa honte face aux mauvais traitements que des membres de l’Église catholique leur ont fait subir, particulièrement dans les pensionnats.

« Je veux vous dire, de tout mon cœur, que je suis vraiment désolé », a dit François aux représentants autochtones venus le rencontrer au Vatican.

Dans son discours, le pape a encouragé les membres du clergé à prendre des mesures concrètes pour panser des blessures du passé.

Ça tombe bien : lundi, Natan Obed, président de l’Inuit Tapiriit Kanatami, a justement demandé au souverain pontife d’intervenir dans l’affaire Rivoire et d’ordonner au père oblat de retourner au Canada.

Au-delà des belles paroles, voilà un geste concret que le pape pourrait faire dès à présent, question de prouver sa bonne foi et son réel désir de réconciliation.

Le temps presse. Joannès Rivoire a 91 ans. Il vit désormais à Lyon, dans un établissement d’hébergement pour les personnes âgées dépendantes (Ehpad) – l’équivalent d’un CHSLD, en France. Selon Le Monde, il ne se mêle plus aux autres. « Il se terre dans sa chambre et ne la quitte que pour les repas. » Il a du mal à se déplacer. Ses chevilles sont rongées par l’eczéma.

Mais il a encore toute sa tête.

Il se souvient de Marius Tungilik. « Vous savez qu’il était alcoolique ? a-t-il demandé au Monde. Mais ne vous trompez pas, il ne s’est pas mis à boire parce qu’il a été abusé, il a dit qu’il avait été abusé parce qu’il avait honte de boire. »

Oui, il a vraiment dit ça.

Par tous les saints du ciel, embarquez-moi cet homme dans le prochain avion pour le Canada.

Je sais, j’ai plus de chance de voir débarquer le pape en personne. À l’été, François présentera des excuses aux Autochtones sur leurs propres terres. Ça ne marquera que le début de la réconciliation. Il reste que ces excuses, très attendues, seront historiques.

On le sent depuis la découverte de sépultures sur le terrain d’un ancien pensionnat de Kamloops : le discours a changé. Et pas seulement celui du Saint-Père.

Lundi, Mgr William McGrattan, vice-président de la Conférence des évêques catholiques du Canada, soulignant que « la justice et la vérité » étaient importantes, a promis de faire progresser le dossier Rivoire.

Si le père oblat doit être traduit en justice, a dit Mgr  McGrattan, « l’Église ne devrait pas se mettre en travers du chemin, mais aider ceux qui ont été victimes à demander justice et guérison ».

C’est clair pour tout le monde, désormais : il n’y aura pas de guérison sans justice. À elle seule, l’affaire Rivoire, qu’on a trop longtemps voulu taire, encapsule tout le mal que le clergé a fait subir aux peuples autochtones. La colonisation. Les abus. L’impunité. Le silence assourdissant des autorités.

Mais cette affaire n’est pas qu’un symbole. Joannès Rivoire est un homme, accusé de crimes pédophiles. Un homme qui échappe à la justice depuis 30 ans.

Il reste un peu de temps pour écrire correctement la fin de cette histoire. Si peu de temps.

Lisez notre reportage sur le père Joannès Rivoire, paru en 2017 Lisez le reportage du Monde