Le plus fascinant, ce sont les réactions à « La Gifle ». Je ne sais pas pourquoi Will Smith a disjoncté au point de commettre un acte de violence en direct à la télé sur la personne de Chris Rock, aux Oscars. Et vous non plus.

Nous n’avons que deux pièces à conviction.

Un : nous avons la séquence elle-même. La blague vicieuse de Rock sur l’apparence de Jada Pinkett Smith, épouse de Will Smith : elle rase ses cheveux, qu’elle perd cruellement à cause d’une maladie auto-immune ; Will Smith qui rit pendant que le visage de Jada Pinkett Smith se décompose, puis, deux secondes plus tard, Smith qui marche vers Rock, le gifle, puis le tance violemment quand il se rassoit.

Deux : nous avons les mots de Smith lui-même. Je ne parle pas de ce qu’il a dit après La Gifle. Je parle de ce qu’il a dit avant, en novembre, dans son autobiographie. Mon ami Yves Boisvert y faisait écho, mardi : l’évènement fondateur de la vie de Will Smith, c’est la volée que son père a donnée à sa mère, devant lui, alors qu’il avait 9 ans.

Depuis ce jour, a écrit l’acteur dans la première page de son livre, toute sa vie a été une façon de se racheter de ce qu’il avait rationalisé comme de la lâcheté, même s’il n’était qu’un enfant : il pense encore qu’il aurait pu et dû stopper son père.

Mais le plus fascinant, disais-je, ce sont les réactions à La Gifle. Le « smack » du bruit de la paume de Smith sur la joue de Rock n’avait pas une minute que les réseaux sociaux croulaient déjà sous les analyses-minute.

J’ai souvent dit que les débats, de nos jours, sont devenus des référendums sur les individus. Je résume : « J’aime X, alors X a raison. X a toujours raison. Je déteste Y, alors Y a toujours tort. Même s’il découvrait un remède contre le cancer, je ne prendrais pas ce remède : je l’haïs, Y. »

Dans le débat sur La Gifle, ce référendum est impossible à organiser. Rock et Smith ne sont pas des personnalités clivantes comme peuvent l’être d’autres personnalités publiques. Sur une échelle de 1 à Trump, ces gars-là ne sont pas clivants.

En lieu et place, le débat sur La Gifle a été une pièce de théâtre où chacun a joué son rôle habituel, chacun a lu le texte qu’il ou elle lit habituellement. Chacun a sorti son prisme habituel pour éclairer La Gifle, dans une indignation performative bien contemporaine.

Ton prisme habituel, ce sont les relations raciales ? Ton point de vue : les cheveux des femmes noires sont un terrain de bataille culturel depuis des siècles, voilà le vrai fond de l’affaire !

Ton prisme habituel, c’est que la société est en train de se moumounifier, que les hommes ne sont plus des vrais hommes ? Ton point de vue : Will Smith s’est comporté comme devrait se comporter un homme – un vrai – quand sa femme est attaquée !

Ton prisme habituel, c’est que la masculinité toxique est le dénominateur commun d’un tas de problèmes sociaux comme la violence conjugale, l’inégalité des sexes, le taux de suicide des hommes et les surdoses ? Ton point de vue : Will Smith pue la masculinité toxique !

Ton prisme habituel, c’est que la Gauche est fondamentalement violente (ANTIFA !) ? Ton point de vue : Will Smith fait partie de la Gauche (Hollywood), donc La Gifle est le reflet de ce que représente vraiment la Gauche !

Ton prisme habituel, c’est que le « privilège blanc » n’existe pas ? Ton point de vue, sur La Gifle : le fait que Smith soit noir, qu’il ait pu se rasseoir dans la salle sans en être expulsé est la « preuve » que le « privilège blanc » n’existe pas, parce qu’un Noir n’a pas été puni pour un acte de violence commis devant le monde entier !

Je n’invente rien : tous ces points de vue ont coexisté depuis dimanche soir, tous exprimés avec une certitude morale assourdissante.

On peut les lire ici⁠1, ici⁠2, ici⁠3 et ici⁠4.

Je ne dis même pas que je suis d’accord ou pas avec certains de ces points de vue, que j’évoque. Ce n’est pas mon propos. Je dis juste qu’il y a de plus en plus de gens qui ont de la difficulté à voir la vie hors de leur propre petit prisme.

Et vous, monsieur le chroniqueur ?

Moi, je vois peu de lumière dans cette saga, surtout des zones d’ombre, des demi-teintes. D’abord, Smith et Rock ont été également cons. Rock s’est moqué de la maladie d’une femme qui n’y peut rien : il se moque de ce qu’elle est, pas de ce qu’elle fait. Et Will Smith, qui n’a pas su se maîtriser, s’est par ailleurs assuré que la blague de Rock sur son épouse vive jusqu’à la fin des temps, soudée au contexte de La Gifle.

Surtout, je lis et je relis les mots de Will Smith dans son autobiographie. Le père violent, le sang qui coule de la bouche de sa mère. Rien n’indique que Smith a contracté ce virus de la violence familiale et que, devenu adulte, il l’a transmis à sa famille.

Mais il y a des millions d’adultes qui règlent encore leurs comptes avec leur enfance, d’une façon ou d’une autre, pas forcément de façon violente. Will Smith semble être l’un de ceux-là.

La citation apocryphe de l’abolitionniste américain Frederick Douglass me vient à l’esprit : « Il est plus facile d’élever des enfants forts que de réparer des hommes brisés. »

L’enfance n’explique pas tout, mais l’enfance explique bien des choses, c’est tout ce que je peux dire du haut de ce marchepied qui est le mien. Ce n’est pas une justification de ce qu’a fait Smith, ce n’est même pas une explication : c’est peut-être une partie de l’explication.

Ce dont je suis sûr, c’est que les prismes d’analyses idéologiques sont aussi nombreux qu’incomplets.

1. Lisez un article de People (en anglais) 2. Lisez un article de Rolling Stones (en anglais) 3. Lisez un éditorial du Washington Post (en anglais) 4. Lisez une chronique du Devoir