Nos vieux propriétaires sont morts. Au début de 2020, ils magasinaient une résidence pour aînés, un projet qui a été annulé par la pandémie, quand ils ont vu l’hécatombe à la télé.

Pendant environ 18 mois, mon chum a été leur aide domestique. Au début, il pensait simplement les aider, comme ça, gratuitement, à sortir les poubelles ou ranger l’épicerie, mais très rapidement, ils l’ont inscrit à un programme du CLSC. Mon chum, artiste et pigiste, n’a jamais eu un emploi aussi stable. Avec les confinements, c’était du sept jours sur sept, trois visites quotidiennes, pour aider à l’habillement et aux repas.

Mais leur état de santé demandait plus de soins, ils ont dû aller en RPA en décembre 2021, où ils ont attrapé la COVID-19, ce qui n’était pas arrivé en 18 mois chez eux. Ils ne sont pas morts de ça, ils étaient vaccinés, mais d’avoir déménagé, probablement. Environ trois mois après leur arrivée.

Ça arrive souvent quand les vieux sont déracinés, et qu’ils perdent tous leurs repères.

Ils adoraient leur immeuble, acheté au début des années 1980, et duquel ils ont pris grand soin. On les regardait taponner leur bloc, impressionnés de les voir monter sur le toit à plus de 80 ans. Nous adorons notre appartement, que nous habitons depuis presque sept ans. Ils m’ont permis d’avoir un petit chien. Ils n’étaient pas gourmands pour le loyer, parce qu’ils étaient à l’aise financièrement et ne voulaient surtout pas avoir des problèmes avec leurs locataires.

Nous nous demandions pourquoi ils n’avaient pas loué ce logement à une connaissance, c’était une aubaine. Nous avons fini par comprendre qu’à leur âge, les amis sont morts et les membres de la famille sont déjà bien établis dans la vie.

On ne sait pas qui ils ont été dans leur vie, mais dans la nôtre, ils ont été de super proprios.

Maintenant qu’ils sont morts, cet immeuble a perdu un peu de son âme.

Il est en vente, à plus de 1 million de dollars. J’ai évidemment eu envie de l’acheter, mais je n’ai pas la mise de fonds pour cette somme, et quand bien même j’arriverais au montant minimal, il me faudrait mettre à la porte mon gentil voisin artiste, qui habite son appartement depuis 16 ans, afin d’avoir des loyers à la hauteur de l’hypothèque. Et je n’ai pas envie de devenir cette personne-là.

Nous recevons régulièrement la visite d’acheteurs potentiels et c’est très chiant. Il y a même eu un courtier, une fois, qui nous a dit en pleine face, avec un grand sourire : « Avez-vous l’intention de déménager ? Vous vous doutez bien que l’appartement sera repris ? »

Pendant ce temps-là, les visiteurs ouvraient les portes des garde-robes et disaient à voix haute leurs envies, quel mur ils abattraient, comment ils rénoveraient la cuisine, où ils installeraient leur bureau.

Ces gens n’avaient même pas encore fait une offre d’achat qu’ils se sentaient chez eux. L’arrogance que donne l’argent est fascinante.

C’était franc, en tout cas, et ma réaction mentale l’a été tout autant. J’ai spontanément pensé : « Je vous souhaite une hausse draconienne des taux d’intérêt et une faillite. »

De son côté, mon chum a proposé de dessiner des pentacles sataniques sur les murs pour faire peur aux prochains visiteurs, mais c’est un artiste, il a de drôles d’idées, et il n’est pas question qu’il abîme le logis.

Ce ne serait pas bien grave si le monde dans lequel j’ai grandi, où on pouvait se reloger dans la rue à côté, n’avait pas disparu. J’ai toujours habité ce quartier longtemps mal-aimé, comme beaucoup de gens de ma famille, comme beaucoup de vieux voisins qui y sont depuis des générations. Tous des locataires de père en fils et de mère en fille. Des locataires plutôt heureux, qui ne rêvaient pas à la propriété.

Ma mère et mon cousin habitent dans un appartement de la SHDM, ils n’ont pas trop d’inquiétudes. L’immeuble où habite mon frère vient d’être mis en vente, il est stressé. Une amie célibataire de ma mère qui habite son appartement depuis 37 ans vit la même chose, alors qu’elle vient tout juste de prendre sa retraite. Elle en fait des crises de panique et refuse de signer le moindre papier. Je vois de plus en plus d’amis évincés un peu partout sur l’île.

Depuis des années, on ne construit que des foutus condos dans le coin. Je préférerais voir arriver des dizaines de familles afghanes ou ukrainiennes que cette poignée de bobos et d’investisseurs qui veulent juste acheter pour louer ou revendre plus cher.

En même temps, quand je parle à des amis qui veulent acheter une propriété, c’est tout autant la jungle, ils sont découragés. Les acheteurs ont le couteau entre les dents et se battent à coups de contre-offres.

Ce n’est pas seulement dans mon quartier, c’est à la grandeur de Montréal et à la grandeur de la province maintenant. Avez-vous lu les reportages sur la pénurie de logements à Rimouski ? C’est terrifiant, le taux d’inoccupation est passé à 0,2 % en 2021.

En décidant de distribuer un joli chèque de 500 $ à tous les contribuables qui font moins de 100 000 $ par année, le gouvernement a rappelé en même temps que ce sont 6,4 millions de Québécois qui sont dans cette tranche de salaire, autant dire une majorité. Et ceux qui ne partent pas dans la vie avec un bien immobilier peuvent de moins en moins se payer quelque chose qui a du bon sens à Montréal.

J’ai l’impression que le Québec est en train de se magasiner la plus grave crise sociale de son histoire en pensant, en pleine inflation, que ça va se passer « naturellement » comme à Toronto, New York ou Vancouver.

Un ami Facebook a résumé le problème en posant une question à tous : « Seriez-vous capable d’acheter aujourd’hui la maison que vous habitez avec le salaire que vous faites ? » La plupart des gens répondaient non.

Je regarde les sites de location de logements pour me préparer mentalement. C’est une mise à niveau brutale. Les quatre et demie minables sont rendus à plus de 1500 $ par mois. Non seulement les aubaines et les appartements sont rares, mais aussi, si vous appliquez le filtre « chiens acceptés », vous n’avez accès qu’au quart du marché locatif. Dans les groupes de locataires qui cherchent des appartements abordables acceptant les animaux, ce qu’on lit est un condensé de détresse. « Je cherche un 3 ½ à moins de 700 $ pour moi et mon chat, je suis désespéré… »

Après ça, on se demande pourquoi la SPCA déborde.

Ça devient de plus en plus agressif sur les sites de location. Les gens insultent les tarifs indécents par rapport à la qualité du logement. Les publicités sur le marché immobilier qui serait « en feu » sont attaquées. On se raconte des histoires d’horreur dans des groupes privés. Arnaud Soly en a fait un sketch absurde proche de la vérité.

Regardez le sketch d’Arnaud Soly

Les nantis sont maintenant gênés d’afficher un condo ou une maison à vendre sur les réseaux sociaux, parce que les commentaires acides sur le prix vont pleuvoir.

Le malaise est palpable.

Ce qui fait d’un quartier, d’un village ou d’une ville qu’il fait bon y vivre, c’est de pouvoir y vivre, justement. Dans le sens existentiel du terme. Ça veut dire en premier d’être capable de s’y loger sans que ça vous empêche de manger. Ça veut dire une vie en communauté, avec des services, des commerces de proximité qui répondent aux vrais besoins, des activités sportives et culturelles, mais surtout une mixité sociale. Dans une société saine, il faut pouvoir cohabiter avec toutes les classes économiques si on veut éviter de créer des ghettos.

Ça fait des années que mes amies rient de moi en me disant que je vais mourir dans le quartier où je suis née. Que voulez-vous, c’est mon village, c’est mon hood, j’en connais les moindres coins, mais je crois de plus en plus que cela n’arrivera pas. Je ne serai pas sans toit, mais je refuse de vivre dans un taudis avec un loyer de fou pour payer le rêve (ou le flip) d’un autre.

Mais où iront tous ces locataires qu’on chasse s’il n’y a plus aucun endroit pour les accueillir sans les saigner ? Pour ma part, cette crise devrait être l’enjeu principal de la prochaine campagne électorale. Car il se pourrait bien qu’elle se transforme en révolte.