Dans la liste des causes méritant d’être scrutées, celles impliquant des coups foireux de la police arrivent très haut.

C’est justement ce genre d’affaires qui est devenu le fameux « procès fantôme », révélé par la Cour d’appel cette semaine.

Dans ce dossier, la police a recruté un indicateur, qui lui refilait des renseignements sur le milieu criminel. Une opération très classique : en échange d’argent, l’indic raconte aux policiers ce qui se passe dans la mafia, chez les motards, bref, dans le milieu criminel qui est le sien.

Lisez « Jugé dans un secret total »

Évidemment, ce double jeu est très dangereux et, s’il est démasqué, l’indicateur de police est un homme mort. En échange de ses bons services, il ne reçoit donc pas seulement de l’argent, mais aussi une forme d’immunité contre des accusations et de la protection si les choses tournent mal.

Dans l’affaire maintenant connue sous le nom de « Personne Désignée », l’indicateur pensait avoir obtenu de la police une absolution pour ses crimes passés. Tout en sachant que, si on le pinçait pour un nouveau crime, il n’y aurait plus d’entente et qu’il serait accusé.

Mais cette entente verbale assez broche à foin, merci, n’était pas comprise ainsi par les policiers.

Quand « Personne Désignée » a avoué un crime passé, les policiers lui ont dit : oups, désolé mon vieux, y a plus d’entente, on est obligés de t’accuser.

Problème : c’était quand même un indicateur… Comment traduire en justice une personne qui a droit à l’anonymat ?

Panique chez les avocats, panique au bureau du juge…

La solution ?

Un procès secret !

Lisez « Un procès médiéval »

Voilà comment est mal né ce procès qui s’est déroulé on ne sait où, ni quand, ni devant qui, ni avec quels avocats. Un procès qui n’a même pas eu lieu dans un palais de justice : les interrogatoires étaient hors cour, et le juge a jugé en lisant les transcriptions…

Un procès que la Cour d’appel vient de tailler en pièces sur le fond : les policiers n’ont pas joué franc-jeu avec l’indicateur, qui n’aurait jamais dû être accusé. C’est le deal qu’ils avaient fait avec le diable. L’indicateur a été libéré de toute accusation à cause du procédé brouillon des policiers.

On peut difficilement trouver une cause qui soit plus d’intérêt public : comment la police combat-elle le crime organisé ? Est-elle compétente ? Quel genre d’arrangement est fait avec des criminels pour faire arrêter de plus importants criminels ? Comment les juges décident-ils de ces affaires ? Où tracent-ils la ligne entre ce qui est justifiable et ce qui est répréhensible dans les techniques policières ?

En Russie (je prends un exemple au hasard), n’essayez pas d’avoir ces informations en couvrant un procès.

C’est l’essence même d’un État de droit que d’avoir un accès public (pour n’importe quelle personne du public) aux procès pour savoir comment la justice est rendue.

C’est l’assise de cette « confiance du public » sur laquelle est censée reposer la justice, et qui est le mantra des tribunaux.

Le complotisme contemporain comme celui des générations passées se nourrit précisément des secrets d’État, vrais ou faux, et de tout ce qui se passe à huis clos.

Comment, alors, a-t-on pu aller aussi loin dans l’absurdité du secret, jusqu’à faire un procès sur papier où le juge n’a pas même pu voir le visage des témoins ?

Il n’y a pas de précédent aussi extrême, mais il y a tout de même une cause apparentée en Colombie-Britannique, réglée en 2007. Une affaire d’immigration où le juge a décrété un huis clos complet parce que la « personne désignée » était un indicateur de police. Mais au moins, le juge a demandé l’avis d’un avocat indépendant et d’avocats des médias, pour obtenir un avis un peu contraire. Et il a fait un vrai procès.

Dans ce genre de cause, il faut comprendre ceci : la défense, qui défend un accusé compromis, veut le plus d’anonymat possible ; et la poursuite, qui ne veut pas révéler de secret policier, veut la même chose. Tout le monde veut le huis clos ! Reste le juge, censé préserver l’intégrité du procès… et sa constitutionnalité.

Dans le cas qui nous occupe, le juge n’a requis aucun avis extérieur. Rien. Et il a inventé cette procédure à distance.

Pour avoir parlé depuis deux jours à plusieurs juges, ex-juges et avocats, cette affaire est absolument sans précédent au Canada.

Le juge a-t-il décidé de cette procédure étrange tout seul ? A-t-il consulté la juge en chef ? D’un côté, la décision est tellement extrême : on imagine mal qu’elle ait été prise en solo. Mais de l’autre, quand un juge n’ose même pas publier son nom, peut-être a-t-il préféré n’en parler à personne ?

Qu’en est-il du procureur de la poursuite ? A-t-il consulté ses supérieurs ? Est-ce monté jusqu’au directeur Patrick Michel, nommé l’an dernier, ou sa prédécesseure, Annick Murphy ?

Mais peut-être était-ce un dossier de la poursuite fédérale, impliquant la Gendarmerie royale du Canada ?

Les indicateurs ont un droit absolu à l’anonymat : il n’y a pas de débat là-dessus. Ils sont un instrument de lutte contre le crime essentiel et risquent leur vie.

Mais ce qui doit être protégé, c’est leur identité, ou les informations permettant de la connaître. Pas tout, tout, tout, jusqu’au nom du juge. Un juge censé « prendre toutes les mesures possibles pour assurer au public l’accès le plus complet aux débats et ne restreindre la communication et la publication de renseignements que si ces renseignements sont susceptibles de révéler l’identité de l’indicateur », comme dit la Cour suprême.

La Cour d’appel, qui nous apprend l’existence de ce procès fantôme, et qui est très critique envers le juge… ne nous donne aucune nouvelle information, et n’a pas même requis d’avis extérieur. Elle dénonce comme « exagérées » les mesures extrêmes du juge, dit que ça viole tous les principes de transparence… mais ne fait rien pour nous informer minimalement.

C’est comme ça qu’on entend préserver la « confiance du public » ?

Que reste-t-il à faire ?

Retourner à la Cour d’appel, pour demander le strict minimum d’information. Car il n’y a pas moyen de faire enquête sur un dossier mis sous scellés autrement.

Ce devrait être le boulot du procureur général, mais rien n’indique que ça aura lieu.

Il restera à interpeller les responsables, au Directeur des poursuites criminelles et pénales (?), de la Cour (laquelle ?), du Barreau, pour qu’ils s’expliquent.

Je sais, je rêve.

Parce qu’à part l’anonymat de l’indicateur, que tout le monde respecte évidemment, aucune explication n’a été donnée, pas même par la Cour d’appel. Alors avec ce prétexte ô combien moralement incontestable, on fera passer à la trappe tous les beaux principes de transparence. Tout ce monde le déplore, tout le monde se lamente. Mais ces gens sont tous complices de ce secret qu’ils prétendent détestable.

Que dire de cette déclaration du DPCP, qui ne peut « ni confirmer ni infirmer » qu’il a participé à un procès au Québec ? Faut le faire ! On ne lui demande pas le nom de l’indic ni son NIP. Juste… étiez-vous là ?

Si les prisonniers de Guantánamo peuvent être jugés à peu près en public, si les délateurs qui ont fait condamner des terroristes, des chefs de gang, comme Maurice Boucher ou d’autres, ont pu être protégés tout en témoignant en public… on devrait au moins connaître… le nom du juge et le crime reproché à « Personne Désignée »… Peut-être deux, trois dates ?

Parce qu’il reste aussi à savoir : est-ce que c’est arrivé d’autres fois ?