Maintenir l’ordre, ça coûte cher. Ne pas le faire, encore plus.

Les trois semaines d’occupation de la colline du Parlement par le convoi autoproclamé « de la liberté » ont coûté 36,3 millions de dollars à la Ville d’Ottawa en déploiement policier et frais afférents.

Les fonctionnaires n’avaient pas encore fini leurs additions que déjà, vendredi, la Ville annonçait son intention de faire payer tout ça par les gouvernements provincial et fédéral. Un convoi de fonctionnaires municipaux se rendra donc à Toronto pour demander de partager avec les citoyens ontariens le coût de la démocratie.

J’appellerais plutôt ça le coût de l’insignifiance policière. Ou de l’incompétence.

Jusqu’à quel point les citoyens des autres villes canadiennes doivent-ils en effet payer pour un gâchis municipal ? Car après tout, ce ratage était très local, même s’il a eu un retentissement international.

On ne parle pas ici d’une inondation, d’un incendie de forêt ou d’un ouragan. On ne parle même pas de grabuge spontané dans une ville qui se trouve à être la capitale fédérale, et donc à « subir » la force de son symbole politique.

Le « convoi de la liberté » était un évènement aussi imprévisible que le comportement d’un char allégorique rue Sainte-Catherine le jour de la Saint-Patrick. On sait à quelle heure commence le défilé. On sait d’où il part. On sait où il se dirige. Et on sait ce qu’il vient faire.

Ça ne prend pas un algorithme pour gérer ça.

Mais la police d’Ottawa n’avait aucun plan. Et n’en a pas eu jusqu’à ce que ce pauvre chef de police soit forcé de démissionner. Ce qui aurait dû durer 12 heures a duré trois semaines. Et ce qui aurait coûté un peu d’heures supplémentaires a coûté 36 millions.

Le hasard a voulu que cet enlisement se déroule pendant les trois semaines de notre séjour à Pékin dans la bulle sanitaire olympique. Chaque matin, en allant me faire tâter la glotte par une infirmière en combinaison de protection intégrale, je me disais : bon, ils vont avoir dégagé…

Eh non. Et encore non. Etc.

On devine que les lamentations d’un groupuscule au sujet des masques et des vaccins sont encore plus risibles et irrecevables vues d’une vraie dictature qui pratique le « COVID zéro » rigoureusement et à grands frais.

On a blâmé sévèrement le gouvernement fédéral, ensuite le gouvernement Ford, pour ces scènes humiliantes qui se déroulaient sous le nez des élus fédéraux et perturbaient les travaux de la Chambre. Il n’y a pas de doute que Justin Trudeau, encore une fois, n’a pas su trouver les bons mots assez vite.

Mais si la police avait bloqué le convoi dès le départ, géré son départ et empêché l’enlisement (comme à Québec !), on n’aurait pas vécu ce psychodrame, on n’aurait pas eu besoin d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence.

C’est un problème de police à la base, je dirais de conception de la police, qui est en cause ici.

Dans cette histoire, on touche en fait aux limites de l’approche policière « communautaire » et de la « négociation » de la répression.

On a reproché à la police de réprimer violemment les manifestations, et les exemples d’abus ne manquent pas. Les directeurs de police de tout le Canada, mais en particulier de l’Ontario, ont frais à la mémoire les reproches sévères adressés aux policiers après les arrestations massives de manifestants à Toronto autour du sommet du G20 en 2010 – une action collective contre la police de Toronto s’est réglée pour 16,5 millions.

Les policiers ont été formés non seulement à respecter, mais aussi à protéger la liberté d’expression. On ne peut pas décréter à l’avance qu’une manifestation sera illégale, à moins d’en avoir la preuve.

Mais justement : ce convoi impliquait l’installation de camions lourds dans le but explicite de bloquer le centre-ville de la capitale fédérale. Rien ne justifiait de les laisser faire.

Beaucoup ont attribué ce laisser-faire à une sympathie officieuse naturelle des policiers pour les participants au convoi. Une manifestation de réfugiés en attente de statut venus installer des campements n’aurait peut-être pas duré trois semaines, en effet.

Mais cette histoire, qui sera un cas d’école pour des générations, nous rappelle deux, trois évidences toutes bêtes. L’État de droit, ça commence par la sécurité des personnes. Une police qui a trop peur d’utiliser la force (la violence, en fait) n’est pas meilleure qu’une police trop violente ; l’insignifiance policière permet aux intimidateurs de régner.

Aux gens qui réclament de « définancer » la police, pour vivre dans un monde moins violent, moins répressif et plus libre, j’ai le goût de demander comment on fait ça, et jusqu’à quel point.

Parfois, moins de police, comme hélas moins d’armée, ça veut dire moins de liberté.