L’an dernier, Élyse Gamache-Bélisle a commencé à ramasser des cannettes et des bouteilles vides pour en récolter la consigne, dans l’espoir d’accumuler une mise de fonds qui lui permettrait d’acheter dans son quartier, Villeray.

Un projet complètement fou, un scénario de film : la mère de famille monoparentale qui fait tout pour s’enraciner dans le quartier de ses enfants, elle qui y habite comme locataire depuis 15 ans…

Son histoire de stress immobilier, que j’ai racontée en avril 20211, c’est celle de milliers de Montréalais, de milliers de Québécois : le marché s’enflamme, créant une pression à la hausse sur le prix des maisons, des condos, des plex et des appartements.

Élyse, 39 ans, habite un petit logement dans Villeray. Garde partagée de ses deux enfants avec le père, qui habite Laval. Les enfants vont à l’école dans Villeray, à quelques rues de l’appart. Élyse a une excellente relation avec son proprio.

Mais si le proprio décidait de vendre, serait-elle « rénovincée » ?

Et puis, même sans rénoviction post-vente, ses deux enfants partagent la même chambre. Ils grandissent. Ados, ça va devenir intenable, ce partage.

Cette angoisse latente l’a poussée à l’action, d’où cette folle collecte de bouteilles et de cannettes consignées, qui dure depuis avril 2021. But : acheter le duplex voisin de l’immeuble qu’elle habite. Ou acheter quelque chose dans le quartier, pour ne pas avoir à se déraciner.

Depuis 11 mois, l’histoire d’Élyse a été souvent médiatisée, son espoir d’accéder à la propriété par la consigne est un symbole des effets très humains de la surenchère immobilière. Élyse espérait à la fois amasser un pactole pour acheter dans le quartier ET susciter un débat plus large sur l’accès au logement…

En consigne et en dons et en ventes de garage, depuis 11 mois, Élyse a amassé 22 000 $, 19 % de son objectif de 115 000 $. Elle estime avoir consacré 700 heures à tout ça, depuis un an.

Mais c’est fini. Élyse arrête son projet le mois prochain, au premier anniversaire : « C’est comme si je courais un marathon, mais qu’on ajoutait toujours des kilomètres avant le fil d’arrivée », me dit-elle.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Élyse Gamache-Bélisle ramassait des bouteilles vides pour financer sa mise de fonds afin d'acheter une maison dans son quartier.

Ces kilomètres qui allongent le marathon de l’accès à la propriété, c’est l’inflation et la flambée des prix. Car plus le temps passe, plus le marché s’emballe.

En un an à Montréal2 – de février 2021 à février 2022 –, le prix moyen d’une maison unifamiliale a crû de 20 % (550 000 $) et celui d’un condo, de 16 % (395 000 $).

À ce rythme, Élyse n’y arrivera jamais.

Je sais que des gens vont lire cette chronique et se dire que ce n’est pas la fin du monde, le stress d’Élyse. C’est vrai. Sur une échelle de 1 à Marioupol en Ukraine, c’est rien. On s’entend.

Mais même avant que l’Ukraine n’en vienne à nous forcer à relativiser tous nos problèmes, quand j’ai raconté la quête d’Élyse il y a un an, j’ai reçu des commentaires qui banalisaient le stress de cette mère de famille. C’est pourtant un stress largement répandu, ces jours-ci, partout au Québec : se loger sans se ruiner, sans se déraciner.

C’est un stress qui touche aussi les parents des adultes qui veulent acheter une première propriété : 20 % des premiers acheteurs québécois ont reçu de l’aide de leurs parents, un record, selon TVA3.

Si l’Ukraine n’était pas à feu et à sang et si la pandémie n’avait pas monopolisé notre attention depuis deux ans, il est évident que le problème de l’accès à la propriété – et à des logements abordables – flasherait pas mal plus fort sur l’écran radar collectif.

Comme l’expliquait récemment ma collègue Stéphanie Grammond, le problème de l’accès à la propriété est un véritable bris de l’ascenseur social4. Ce bris vient en grande partie d’un déficit chronique de logements au Canada : l’offre en habitation ne suit pas la croissance démographique du pays5.

Une trop grande demande avec trop peu d’offres, ça veut dire des prix qui s’emballent. Règle de base en économie.

À hauteur de macadam des quartiers, ça donne des histoires comme celle d’Élyse, du monde qui se demande : où vais-je habiter, sans me ruiner, sans me déraciner, sans nous éloigner, nos enfants et moi, de tout ce qui nous est précieux : réseaux de soutien, amis, école, travail, loisir ?

Élyse : « Même si je ne suis pas rénovincée, mes enfants partagent la même chambre. Ils grandissent. Je vais devoir trouver plus grand pour qu’ils aient chacun leur chambre, ados. Quand je regarde les logements du quartier, un six et demie est à 1900 $. C’est trop cher. Et dans deux, trois ans, ce sera quoi : 2300 $, 2400 $ ? »

Élyse sait que son rêve était fou. Mais elle y croyait. Au bout du fil, la voilà qui pense à voix haute, s’attendrit de l’élan de solidarité qu’elle a suscité, se demande ce qu’elle aurait pu faire autrement, se dit qu’elle aurait dû acheter dans les années 2000…

Puis elle se ravise. Dans les années 2000, se souvient-elle, il y avait d’autres embûches à gérer : « Malheureusement, la vie a fait que je n’ai pas pu acheter, quand c’était achetable. »

Il y a quelque chose comme de la mélancolie dans sa voix, quand Élyse fait le post-mortem de son aventure. Ça me frappe, car quand j’ai marché dans Villeray avec elle il y a 11 mois, elle était l’incarnation même du pep.

Sa désillusion est double.

Un, elle sait qu’elle est à la merci de variables hors de son contrôle, qui pourraient tôt ou tard l’expulser de son quartier.

Deux, Élyse espérait que son histoire provoquerait une sorte de prise de conscience des enjeux d’accès à la propriété et au logement, elle souhaitait que ces enjeux fassent l’objet de débuts de vraies solutions…

Un an plus tard, elle déchante : « Il y a le début d’un registre des loyers, mais c’est tout. Sur la surenchère à partir d’offres secrètes, rien. Sur la spéculation, rien. Et la ministre de l’Habitation, Mme Laforest, qui refuse de parler d’une crise du logement… Sur quelle planète ils habitent ? »

Son combat, c’était aussi un combat pour la diversité dans les quartiers, pour que toutes sortes de gens habitent toutes sortes de quartiers. Mais il faut avoir des revenus de plus en plus élevés pour acheter une maison, au Québec. Selon les calculs de mon collègue Vincent Brousseau-Pouliot6, une personne célibataire doit gagner 254 000 $ par année pour acheter une maison unifamiliale à un prix médian de 690 000 $ à Montréal, avec une mise de fonds de 20 %…

Qui peut se permettre ça ?

Pas du monde comme Élyse.

Ça fait beaucoup, beaucoup de monde.

1. Lisez « Le duplex d’à côté » 2. Lisez « Diminution de 12 % des ventes de maisons à Montréal en février » 3. Lisez « Première maison : papa et maman à la rescousse ! » 4. Lisez « L’ascenseur social est bloqué ! » 5. Lisez « Des propositions de tous les partis, mais quels sont les besoins ? » 6. Lisez « Combien faut-il gagner pour acheter une maison ? »