« Tout le monde peut changer de camp, mais il faut une certaine ingéniosité pour le faire deux fois. »1 — Citation attribuée à Winston Churchill

En 1925, Churchill se joignait aux conservateurs après les avoir largués au profit des libéraux. Pour cumuler ainsi les allégeances, il faut en effet du talent. Et cela, Jean Charest n’en manque pas.

Il sait glisser ses idées dans le moule de circonstance afin de trouver une recette pour prendre le pouvoir. C’est cela qu’il a vendu aux conservateurs jeudi soir en lançant sa campagne à Calgary. Son slogan le résume bien : « Bâti pour gagner ».

Le pouvoir est l’objectif ultime. Les moyens pour y parvenir s’ajustent ensuite, au besoin.

Il y a 10 ans, M. Charest sermonnait Stephen Harper pour son inaction climatique. Il l’exhortait à devenir « un leader » pour faire bouger « l’Europe et les Américains ». C’est ce qu’il avait fait lui-même, se vantait-il, au sommet de Rio en 1992 sous le gouvernement Mulroney.

Depuis, l’Union européenne a fait les efforts requis, ou presque – ses émissions de GES ont baissé d’environ 30 %. Mais au Canada, elles ont augmenté. Cette fois, M. Charest ne semble pas trop s’en offusquer. Il veut courtiser les conservateurs, alors il se pose en leader raisonnable au chapitre des énergies fossiles.

Quel serait l’impact sur l’environnement ? La course commence à peine et M. Charest aura le temps de répondre à cette question. Il sera toutefois tenté de donner plus de détails après sa conquête espérée de la direction conservatrice. Quand il sera rendu à l’étape suivante, celle de plaire à l’ensemble des Canadiens, et non aux militants bleus.

M. Charest mise sur son expérience. « Le temps de la politique amateur est révolu », dit-il en visant à la fois son adversaire Pierre Poilievre et Justin Trudeau, qui, aux yeux des militants conservateurs, reste un héritier illégitime.

Comme pour M. Poilievre, la politique est son principal métier – les deux ont été élus pour la première fois dans la mi-vingtaine. Mais tandis que M. Poilievre a été un ministre mineur du gouvernement Harper pendant moins de deux ans, M. Charest a gouverné le Québec pendant près d’une décennie, en plus de créer le Conseil de la fédération.

À ses yeux, c’est évidemment un atout. M. Poilievre, lui, y voit une faiblesse. Libertarien et populiste, il mise sur la colère contre les élites du centre du pays. M. Charest, cet ex-chef libéral provincial qui a conseillé des clients comme Huawei, est son ennemi idéal.

Et grâce à lui, le Canada anglais va bientôt entendre parler de la commission Charbonneau…

La politique a beaucoup changé depuis le départ de M. Charest. Une course à la direction se gagne en inscrivant des membres, et ces campagnes se font plus que jamais en ligne.

M. Poilievre excelle sur les réseaux sociaux. Ses messages sont personnalisés, incisifs et suscitent une réaction émotive. Avec un lien en prime pour quémander vos données…

M. Charest appartient à une autre époque, comme le prouve cette vidéo remarquablement neutre.

Voyez la vidéo de Jean Charest

Sur une scène et en privé, il est toutefois redoutable. Son carnet de contacts est également bien garni. Fidèle en amitié, il suscite la loyauté. Les ex-ministres provinciaux Sam Hamad, Christine St-Pierre et Lise Thériault ont notamment offert de l’aider. On me raconte que près de 300 bénévoles s’activeraient déjà pour lui au Québec afin de faire signer des cartes de membre.

Plusieurs députés conservateurs du Québec se sont aussi ralliés à lui. D’ex-rivaux adéquistes, comme Alain Rayes et Gérard Deltell. Et d’ex-libéraux provinciaux devenus conservateurs au fédéral, comme Richard Lehoux, Joël Godin et Luc Berthold. M. Charest pourra s’en servir pour prouver que les allégeances partisanes ne sont pas les mêmes à Ottawa et à Québec. Un « vrai conservateur » peut voter PLQ au provincial.

Selon le Toronto Star, M. Charest aurait conclu un pacte de non-agression avec un autre candidat pressenti, Patrick Brown. L’année dernière, cet Ontarien avait lancé une croisade contre la Loi sur la laïcité de l’État. Pour gagner la direction conservatrice, M. Charest aurait probablement besoin des partisans de M. Brown au deuxième tour. Cela explique sans doute pourquoi il promet de se joindre à une contestation en Cour suprême de la loi sur la laïcité.

Ironiquement, M. Charest est le choix de plusieurs députés québécois qui s’étaient battus pour que leur ancien chef Erin O’Toole promette le contraire.

Cela démontre à quel point Pierre Poilievre serait selon eux invendable auprès des électeurs modérés. Issu de la droite pure et dure, il appuyait sans réserve le convoi de manifestants à Ottawa qui voulait renverser le gouvernement démocratiquement élu. Pour lui, la politique est un sport de combat. Sa stratégie : provoquer, diviser, mobiliser par la colère.

Selon Abacus Data, MM. Charest et Poilievre laissent la même impression aux Canadiens : environ 16 % d’avis favorables, contre 21 % de défavorables. Chez les conservateurs, c’est différent. Le sondeur rapporte que 33 % d’entre eux ont une opinion positive de M. Poilievre, contre 17 % pour M. Charest. Ce retard s’explique par deux raisons : l’ex-premier ministre est à la fois moins connu au Canada et moins aimé, surtout au Québec.

La route vers le pouvoir serait longue pour M. Charest, et le premier tronçon sera le plus périlleux.

1. Traduction libre. La citation originale serait : Anyone can rat, but it takes a certain amount of ingenuity to re-rat.

Consultez la présentation de cette citation par l’International Churchill Society (en anglais)