Qui réussira à mettre la main sur la maison Major, située rue Guy, juste en face de l’ancienne maison mère des Sœurs grises de Montréal ? La question est en suspens depuis des mois. Et suscite l’inquiétude. Quel sort réservera le futur propriétaire à cette propriété riche en histoire ?

Vous avez sans doute déjà aperçu cette somptueuse demeure construite dans les années 1850 en vous demandant qui l’occupait. Depuis plusieurs décennies, cette maison érigée par James Edward Major, sur les terres du notaire et arpenteur Étienne Guy, a une vocation caritative.

Achetée par le Church Home en 1890, elle a servi à accueillir des femmes dans le besoin, notamment des immigrantes venues s’installer à Montréal, sous le nom de Résidence Fulford. Depuis quelques années, elle offrait des services aux personnes âgées.

Conçue pour accueillir près de 35 personnes, la Résidence Fulford a vu le tiers de ses résidantes succomber à la COVID-19. On a donc pris la décision de la mettre en vente en juin 2021.

La chose est rapidement venue aux oreilles de Marina Boulos-Winton, directrice générale de Chez Doris, organisme qui vient en aide aux femmes en difficulté. Cette dernière m’a expliqué la grande transformation que connaît en ce moment son refuge. Ses services se multiplient, son rôle prend de l’ampleur.

Centre de jour depuis toujours, Chez Doris (en plus d’offrir des services temporaires en période de pandémie) va bientôt inaugurer un refuge de nuit de 22 lits, de même que deux résidences permanentes (De Champlain et Saint-André).

Depuis 2017, Chez Doris observe une forte augmentation du nombre de femmes itinérantes et une plus grande gamme de besoins à combler. « Ce groupe représentait de 20 à 30 % de notre clientèle, m’a dit Marina Boulos-Winton. C’est maintenant 60 % de notre clientèle. »

Chez Doris souhaite poursuivre cette expansion en faisant l’acquisition de la maison Major. Marina Boulos-Winton a rapidement obtenu une somme (plus de 4 millions de dollars) du gouvernement fédéral (SCHL) pour l’achat et la rénovation de la maison.

Une lettre d’intention a été remise au conseil d’administration de la Résidence Fulford en juillet dernier, par l’intermédiaire d’Atelier Habitation Montréal, OBNL d’économie sociale qui accompagne des organismes dans le développement de projets d’habitation communautaire.

Cet endroit est parfait pour nous, car les chambres existent déjà et nous pourrions poursuivre la mission que cette résidence a toujours eue.

Marina Boulos-Winton, directrice générale de Chez Doris

Dans cette lettre d’intention, « un prix tenant compte de la valeur de l’immeuble dans son état actuel » est indiqué. Précisons que la valeur au rôle d’évaluation de la maison Major est de 4 millions de dollars. Atelier Habitation Montréal entend déposer prochainement une offre d’achat officielle.

Un autre aspect capital dans cette affaire est que le projet de Chez Doris assure le maintien du caractère patrimonial de cette maison qui, par miracle, a su conserver un « état d’intégrité et d’authenticité exceptionnelle », selon Héritage Montréal.

Alerté par des bruits de coulisses évoquant le spectre de promoteurs gourmands, l’organisme, qui œuvre à protéger le patrimoine montréalais, a adressé une demande de classement de la maison Major auprès de la ministre de la Culture et des Communications, Nathalie Roy.

Héritage Montréal a pu compter, une fois de plus, sur l’infatigable Phyllis Lambert pour mener cette opération. « L’évaluation de l’intérêt patrimonial de la maison Major est en cours », m’a confirmé vendredi une porte-parole du ministère de la Culture.

Ce classement, s’il est obtenu, ne fera sans doute pas l’affaire de certains promoteurs qui n’auront plus les coudées franches pour transformer la résidence ou le terrain à leur guise. « La maison pourrait être vendue, mais on ne pourrait pas faire n’importe quoi », m’a dit Taïka Baillargeon, directrice adjointe des politiques à Héritage Montréal.

Selon Mme Boulos-Winton, un acteur de taille serait au fil de départ pour l’acquisition de cette propriété, et il s’agirait de l’Université Concordia, qui possède plusieurs bâtiments dans ce secteur (dont la maison mère des Sœurs grises). « Il n’y a pas beaucoup de transparence pour le moment, déplore la directrice de Chez Doris. On nous a dit que Concordia veut l’immeuble parce qu’ils ont besoin du terrain. »

J’ai voulu en savoir plus sur les intentions de l’établissement universitaire. On m’a simplement répondu que « ne discutons pas de la possibilité d’acquérir de potentiels biens immobiliers ». On ne souhaite pas que le partage d’information entraîne une surenchère.

Mais rappelons tout de même que l’Université Concordia a récemment fait l’acquisition de l’ancien restaurant Bar B Barn (qui était situé au 1201, rue Guy), un immeuble de moindre envergure que la maison Major, moyennant une somme importante. Acheté par une société à numéro en mars 2020 au prix de 8,8 millions, le restaurant a été revendu neuf mois plus tard à l’Université Concordia en échange de 15 millions de dollars, a rapporté Montreal Gazette en novembre dernier.

Vous comprenez maintenant l’inquiétude de la direction de Chez Doris ? Vous comprenez le type de négociations qui a lieu en ce moment ?

La Résidence Fulford n’a pas été plus éloquente que l’Université Concordia. « Nous nous attendons à recevoir un certain nombre d’offres », s’est contenté de me dire David McEntyre, vice-président du conseil d’administration (la présidente est Mary Irwin-Gibson, évêque du diocèse anglican de Montréal).

Marina Boulos-Winton trouve que la décision que tardent à prendre les propriétaires est exaspérante. « C’est évident que c’est une question d’argent. On doit se demander en ce moment qui a les poches les plus profondes. »

Si l’organisme Chez Doris ne peut obtenir cette résidence, elle utilisera l’argent du fédéral pour acquérir un autre bâtiment. Mais si la maison Major passe aux mains d’un propriétaire ambitieux, l’apparence de ces lieux pourrait prendre diverses formes.

« C’est pour cela que nous voulons nous assurer que les élus et les autorités soient alertés, m’a dit Taïka Baillargeon. Il est important que tout le monde suive ce dossier et qu’une protection soit assurée. »

Comme je l’ai déjà écrit, le sort de plusieurs bâtiments historiques du Québec se joue souvent alors qu’il est trop tard pour agir. Dans le cas de la maison Major, on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas.