Jean Charest ne sera donc pas accusé. Pour une raison assez simple : il n’y a pas de preuve pour le faire condamner devant une cour criminelle.

Cette enquête entreprise en 2013 a mobilisé des enquêteurs d’expérience, des budgets conséquents, de la filature, des interrogatoires de plus de 300 témoins.

Pour arriver à quoi ? Rien. Il était plus que temps d’y mettre fin.

Ainsi se ferme l’ère de l’ex-commissaire Robert Lafrenière à la tête de notre police anticorruption : par un autre échec. Le plus retentissant de tous.

En soi, une enquête qui n’aboutit pas à une accusation n’est pas un échec. Mais ce n’est pas tous les jours que la police lance une enquête contre un ancien premier ministre. Ce qui est encore plus inusité, c’est que dès le départ, l’enquête a fuité dans les médias. Des interrogatoires, des documents confidentiels ont fait l’objet de reportages (une énorme enquête a encore lieu sur l’origine de ces fuites). Ces fuites ont créé l’impression que la police « tenait » Jean Charest pour trafic d’influence ou corruption. Alors que généralement, quand la police orchestre des fuites, c’est justement parce qu’il lui manque du matériel et qu’elle veut provoquer des réactions. Soit chez des témoins ; soit chez les patrons, pour qu’ils débloquent des budgets supplémentaires.

Même si aucune pièce publiée dans les médias ne prouvait la commission d’un crime, la récurrence des fuites a créé un immense nuage de suspicion autour de l’ancien chef libéral. Il était coupable, ne manquait que la sentence.

Sauf qu’à la fin, la preuve du franchissement de la ligne rouge séparant le favoritisme du pur trafic d’influence manquait.

Et devant une cour de justice, tous les soupçons du monde ne servent à rien. Il faut prouver qui a fait quoi, quand, comment. « On sait ben » n’est pas – pas encore – recevable en preuve.

Et le financement illégal du Parti libéral ? Et l’influence indue du collecteur Marc Bibeau, pour les nominations et autres décisions majeures ?

Demander de l’argent à un bureau d’avocats ou à une société de construction est une violation à la Loi électorale. Le Parti québécois, l’Action démocratique et le Parti libéral l’ont fait. À cette différence que les libéraux l’ont fait beaucoup plus que tous les autres, sous Charest.

Mais pour prouver un acte criminel, il faut démontrer qu’une nomination, un contrat, un avantage précis a été consenti nommément en échange d’une donation – légale ou pas, d’ailleurs.

Contrairement à ce qu’a suggéré dans un tweet Paul St-Pierre Plamondon lundi, la commission Charbonneau n’a jamais trouvé cette preuve au niveau du gouvernement du Québec, libéral comme péquiste – mais au municipal, en masse.

Le manque d’éthique, même profond, même sale, n’est pas forcément un crime.

L’affaire Nathalie Normandeau, ex-numéro deux du gouvernement libéral, ne s’est jamais rendue à son aboutissement. Mais fondamentalement, il s’agissait de savoir si des contrats donnés par son ministère à des entreprises l’avaient été en échange d’une donation politique. Et de toute évidence, l’UPAC n’avait contre elle que ce qui est sorti à la commission Charbonneau. C’est-à-dire rien de vraiment précis sur le plan criminel : que du copinage et du favoritisme « ordinaires ».

Je ne banalise pas les dérives de ce que certains appellent la « vieille politique », comme si elle avait disparu, alors qu’elle trouve toujours des manières de ressusciter.

Je dis que tout ce qui est détestable n’est pas forcément une infraction criminelle.

Il y a aussi des élections, pour ça…

L’UPAC sous Lafrenière avait élaboré une théorie criminelle des contournements à la Loi sur le financement des partis politiques. Et dans les deux dossiers les plus importants, elle a fait chou blanc.

L’enquête Mâchurer a duré sous trois gouvernements : ceux de Pauline Marois, Philippe Couillard et François Legault.

Et si elle finit en queue de poisson, personne ne peut dire sérieusement que c’est pour des motifs d’influence politique. On peut même avancer qu’une des motivations du premier commissaire, Robert Lafrenière, était de se distancer des libéraux qui l’avaient nommé et de bien plastronner son indépendance. On pense à l’arrestation de Nathalie Normandeau, vice-première ministre du Québec, le jour même du dépôt du budget. Sacrée coïncidence : il attendait d’être nommé pour un autre mandat. On pense à sa démission comme commissaire le jour même des élections générales en 2018. Quel timing…

Quand le nouveau commissaire, Frédérick Gaudreau, a été nommé, il a fait réévaluer le dossier Mâchurer. La preuve amassée contre Jean Charest a été analysée par un comité présidé par l’ex-juge André Rochon, un homme à la réputation absolument impeccable, hautement respecté dans le milieu judiciaire. En fait, elle a été analysée deux fois plutôt qu’une : un premier rapport avait été fourni il y a 14 mois. Et un second, définitif, au début de l’année 2022 – sans même que l’entourage de Charest ne soit mis au courant avant lundi matin.

Ceux qui, comme M. St-Pierre Plamondon, y voient une « aberration » devraient nous dire sur quelle pièce ils se fondent.

Utiliser la police à des fins politiques, faire pression sur le politique pour réclamer des accusations d’adversaires, c’est un jeu dangereux que, malheureusement, certains ont joué à l’Assemblée nationale.

De nombreux politiciens, depuis 10 ans, se sont permis de remettre en question l’indépendance de l’UPAC ou du DPCP, pour réclamer qu’une enquête, sinon une condamnation, aboutisse – laissant supposer toutes sortes de sombres influences, sans la moindre preuve.

On remarque que les élus de la CAQ n’utilisent plus ce genre d’argument, maintenant qu’ils sont aux affaires. Pour une raison fondamentale : ils respectent l’indépendance de la police et des procureurs de l’État qui doivent travailler sans influence politique. Même si le résultat final de cette enquête n’est pas pour plaire particulièrement au gouvernement Legault.

Tout ceci nous indique au moins qu’aucun politicien québécois n’est à l’abri d’une enquête policière, quel que soit son rang. Mais encore faut-il de la preuve.

Autrement, sans une preuve le justifiant, c’est encore par les élections qu’on juge les gouvernements. Pas par les tribunaux.

Et à voir la mauvaise fortune des libéraux depuis quelques années, le verdict et la sentence n’attendaient aucun procès.