Il s’agit d’une histoire qui touche la DPJ et la SSS (Santé et Services sociaux), donc il y a cet acronyme que je dois d’abord définir pour vous, chers lecteurs : PFAP.

FAP : famille d’accueil de proximité. On connaît le principe de la famille d’accueil. Si on ajoute « de proximité », c’est que la famille qui accueille l’enfant pris en charge par la DPJ le connaît. Un oncle, une grand-mère, un voisin. Le P de FAP, c’est pour « postulant », comme dans « Postulant à titre de famille d’accueil de proximité ».

PFAP : vous « postulez », mais pendant que votre candidature est évaluée par la bureaucratie, dans la vraie vie, vous avez déjà accueilli l’enfant dans votre maison, sa vie s’imbrique dans la vôtre.

Les prénoms qui suivent sont fictifs, afin de protéger l’identité des enfants pris en charge par la DPJ. Mais les détails de l’histoire ne sont pas fictifs, je les ai vérifiés.

Le 11 juin dernier, Éric reçoit un appel de Stéphanie, sa blonde. Stéphanie vient de recevoir la visite de la DPJ. Deux enfants de son entourage doivent être sortis d’urgence de leur cellule familiale.

Je précise qu’Éric et Stéphanie n’ont pas de liens familiaux avec les enfants. Mais Stéphanie les connaît, par son travail. Elle les connaît, les côtoie, les apprécie.

Au bout du fil, en ce 11 juin 2021, Stéphanie explique donc la situation à son chum. La DPJ lui demande si Éric et elle sont en mesure d’accueillir les deux enfants pour la fin de semaine.

Le 11 juin, c’est un vendredi. La fin de semaine, c’est… là, maintenant.

Stéphanie : « On les prend pour la fin de semaine ? »

Éric : « Go ! »

Le couple était heureux d’accueillir les enfants, c’était un peu comme une revanche sur le sort : pour Éric et Stéphanie, si on fait une histoire courte, ça n’avait pas fonctionné, avoir des enfants. Pour les dépenses, ils se sont dit : on réglera ça plus tard. C’était, dans leur analyse, ce vendredi-là, un mini-détail.

La DPJ, qui relève d’un CISSS de la région de Montréal, est venue faire une visite pour s’assurer que la maison d’Éric et Stéphanie était apte à recevoir deux enfants.

Et les deux enfants ont débarqué en fin de journée avec, pour tout bagage, un sac en plastique contenant t-shirts et sous-vêtements…

Point.

« Pas une chaise haute, pas une brosse à dents », se souvient Éric.

La DPJ a dit au couple : achetez le nécessaire, on va vous fournir des cartes-cadeaux.

Les deux jours de placement d’urgence sont devenus une semaine.

En fait, là, 8 mois et 11 jours plus tard, les deux enfants habitent toujours chez Éric et Stéphanie, qui sont désormais considérés comme des PFAP, des postulants à titre de famille d’accueil de proximité.

Et ils en sont bien heureux.

Mais il y a un truc qui commence à les irriter royalement. Le mini-détail dont je vous parlais, plus haut : l’argent.

D’abord, les dépenses initiales engagées par Éric et Stéphanie lors des premiers jours d’accueil, 260 $, ça n’a toujours pas été remboursé par le CISSS.

Ensuite, pour faire des chiffres ronds, l’État verse 28 $ par enfant par jour à une famille d’accueil de proximité, pour faire face à certaines dépenses. Ça, pas de problème, l’État verse les 56 $ par jour à Éric et Stéphanie pour s’occuper des deux enfants.

Le hic, il est ailleurs. Quand le P de FAP va tomber, quand Éric et Stéphanie ne seront plus « postulants », quand ils seront homologués comme famille d’accueil de proximité, quand l’État les adoubera officiellement du sceau de FAP – ce qu’ils sont déjà, au quotidien –, ils pourront recevoir un autre montant quotidien pour les soins qu’ils prodiguent aux enfants, la catégorie dite de « services rendus à l’enfant ».

La somme varie selon les enfants et leurs défis, de 36 $ à 84 $ par enfant, par jour. Éric m’a dit que selon ses calculs, dans leur cas, ce serait très exactement 37,66 $ par jour, par enfant. Total pour les deux enfants : 75 $ par jour.

Mais ce deuxième chèque ne sera versé qu’au moment où le premier P de PFAP va tomber, quand ils seront dûment homologués comme famille d’accueil de proximité… Et, je vous l’ai dit, ça traîne en longueur. Depuis huit mois. Mais Éric comprend, il comprend les délais, la pénurie de main-d’œuvre, la COVID-19, tout ça…

Son bogue ?

La deuxième somme – 75 $ par jour – n’est pas rétroactive au 11 juin 2021.

Les enfants sont chez Stéphanie et Éric depuis 256 jours. Si on multiplie 75 $ par 256, ça fait 19 200 $ que l’État n’aura jamais à payer.

Éric n’a rien à redire contre les intervenantes de la DPJ avec lesquelles il échange. Des perles, jure-t-il. Mais il ne comprend pas la logique d’un système qui refuse de payer rétroactivement ces 75 $ par jour pour des services et du temps que sa blonde et lui prodiguent pourtant depuis le jour 1 de leur engagement, le 11 juin 2021.

Éric a traîné ses doléances au CISSS, puis au bureau du ministre délégué aux Services sociaux, Lionel Carmant. À part l’explication de « c’est-ce-que-la-directive-ministérielle-a-décrété », il n’a eu aucune explication qu’il considère comme étant logique…

Il a donc porté plainte au Protecteur du citoyen.

Et il m’a écrit.

Éric trouve que le système joue l’horloge à son propre avantage. Parce que plus le système attend avant de l’homologuer comme FAP, lui et Stéphanie, plus il met des 75 $ quotidiens en banque. Plus le système économise !

Coudonc, est-ce que la machine s’abaisserait à faire des économies sur le dos de bons citoyens qui ouvrent leurs portes à des enfants qui en ont immensément besoin ?

J’ai posé la question à Geneviève Rioux, présidente de la Fédération des familles d’accueil et ressources intermédiaires du Québec (FFARIQ). Sa réponse : oui, c’est ce que le système fait. « Avant même la COVID-19, dit-elle, j’ai vu du 9, 12 et même 18 mois avant qu’une famille soit homologuée. Sans paiement de ces sommes rétroactives. »

La présidente de la FFARIQ évoque le cas d’un oncle qui, du jour au lendemain, a accueilli chez lui comme PFAP quatre neveux et nièces. Le monsieur avait déjà deux enfants. Il a dû changer de véhicule, pour une minifourgonnette. L’État a mis 10 mois avant de l’homologuer et de lui verser le deuxième chèque. « Sans rétroaction », dit Mme Rioux.

L’État a donc économisé plus de 19 000 $ sur le dos d’Éric et de Stéphanie.

Je demande à Éric si ça remet en question l’engagement que sa blonde et lui ont envers les deux enfants.

« Non, dit-il. On est humains. Les enfants aussi. Et un attachement se crée, vous savez… On sait qu’en mars-avril, la DPJ va nous demander d’étirer une autre année. On sait que les parents ne vont pas bien. Et il est même question d’un placement jusqu’à la majorité…

— Donc, vous voulez les garder ?

— Oui. Je vois pas comment on pourrait leur dire non. Ils méritent la chance d’avoir une enfance normale. »

J’écoutais Éric me raconter ce lien qui s’est créé, ce cocon que sa blonde et lui ont façonné pour accueillir deux enfants, du jour au lendemain. Il y a quelque chose de franchement émouvant, devant cet engagement. De rassurant, aussi : ces gens-là font œuvre utile.

C’est juste vil que l’État les traite comme du cheap labor.