Lundi après-midi, Yves-François Blanchet a convoqué les journalistes rue Wellington, face au parlement fédéral. L’air était doux ; ça sentait le printemps. Surtout, il n’y avait pas l’ombre d’un camion en vue.

Le siège a été levé ; beaucoup de mesures sanitaires le seront bientôt.

S’il y a urgence, elle ne semble plus être au centre-ville d’Ottawa. En fait, l’urgence serait plutôt à la réconciliation, au « rabibochage » des familles déchirées par deux ans de pandémie, a estimé le chef bloquiste.

Et ça, a-t-il ajouté, « ça ne passe assurément pas par un recours à la Loi sur les mesures d’urgence ».

Difficile de lui donner tort.

Vrai, il fallait que ça cesse. Mais après trois semaines de bruyante occupation, les protestataires ont levé le camp – ou ont été arrêtés. Les barricades érigées aux frontières ont été démantelées.

C’est fait. Ils sont partis. Le flot des échanges commerciaux entre le Canada et les États-Unis coule comme avant. La vie des commerçants, des employés et des résidants du centre-ville d’Ottawa a repris son cours.

Partout dans la capitale, malgré une présence policière encore très forte, tout semble à peu près revenu à la normale. Partout, sauf à la Chambre des communes.

Lundi soir, les parlementaires ont maintenu en vie la Loi sur les mesures d’urgence, qui confère des pouvoirs extraordinaires au gouvernement. La motion a été entérinée par un vote de 185 contre 151.

Justin Trudeau avait prévenu quelques heures plus tôt qu’il ne fallait pas se fier au calme apparent ; le danger était toujours latent. « On sent, avait-il dit, que la situation d’urgence est encore présente. »

Des manifestants rassemblés en périphérie d’Ottawa après l’opération policière n’attendraient qu’une faille pour se faufiler au cœur de la ville. Samedi, d’autres protestataires ont tenté de bloquer un poste-frontière en Colombie-Britannique.

Selon le premier ministre, la Loi sur les mesures d’urgence serait donc toujours nécessaire pour prévenir de nouveaux blocus et manifestations.

Le problème, c’est que ce n’est pas le rôle de cette loi massue.

Elle doit répondre à un danger grave et immédiat pour la vie, la santé et la sécurité des Canadiens. Une pandémie, par exemple. Et encore : quand la COVID-19 a frappé, au printemps 2020, le gouvernement Trudeau a refusé de déclarer l’état d’urgence.

Il jugeait que ce n’était pas nécessaire pour faire face à la pandémie du siècle.

Et voilà que ça le serait pour empêcher des manifs potentielles…

Steve Bell, chef intérimaire de la police d’Ottawa, a jugé les pouvoirs conférés par la loi « extrêmement bénéfiques » pour dégager les rues de la capitale.

La loi a permis de décréter des zones interdites, de contraindre les remorqueurs à faire leur boulot et de couper les vivres aux manifestants. L’opération policière a été un succès.

De toute évidence, donc, la Loi sur les mesures d’urgence a été utile. La grande question, maintenant, c’est de savoir si elle était nécessaire. Et si elle l’est toujours.

Déjà, quand le premier ministre l’a invoquée, la semaine dernière, des juristes ont souligné que les autorités avaient déjà tous les outils pour agir. Elles n’avaient pas besoin de pouvoirs supplémentaires ; plutôt de courage politique.

On pouvait répondre à cela qu’il y avait urgence. Après tout, le pays faisait face à des individus déterminés à faire tomber un gouvernement démocratiquement élu.

On ne peut plus dire ça, aujourd’hui. En quoi cette loi d’exception est-elle encore justifiée ?

Où est l’urgence nationale ?

C’est le monde à l’envers : le Parti conservateur, le parti de la loi et l’ordre, s’est rangé du côté des manifestants, rejetant en bloc, lundi soir, la motion appuyée par les libéraux et les néo-démocrates.

Certains tories ont même raillé les néo-démocrates. Ils les ont accusés d’avoir renié l’esprit du grand Tommy Douglas, qui avait voté contre la Loi sur les mesures de guerre en octobre 1970.

Non pas que Tommy Douglas ait éprouvé un quelconque sentiment de sympathie pour les felquistes, on s’en doute bien. Pour lui, c’était une question de principe.

L’histoire lui a d’ailleurs donné raison. Les policiers avaient abusé de leurs pouvoirs pendant la crise d’Octobre. Des centaines de Québécois ordinaires avaient été détenus sans accusation.

La Loi sur les mesures d’urgence ne permettrait plus de tels abus. Contrairement à la Loi sur les mesures de guerre, elle reste soumise à la Charte des droits et libertés.

Tout de même : elle confère au gouvernement de vastes pouvoirs – dont celui d’ordonner aux institutions financières de geler les comptes de citoyens sans contrôle judiciaire.

« Ce cas était sans précédent. C’était un groupe qui voulait attaquer notre démocratie, renverser les élus », a expliqué le chef néo-démocrate, Jagmeet Singh, pour justifier l’appui de son parti au gouvernement.

Un appui « réticent », il faut le dire.

« On ne doit pas appliquer ces mesures sur les communautés autochtones, les environnementalistes, les communautés racisées ou n’importe qui, dans notre pays, qui veut manifester d’une manière légale », a prévenu M. Singh.

Le problème, c’est que ça risque de se produire si l’État commence à invoquer la Loi sur les mesures d’urgence à toutes les sauces. Cette fois-ci, la cause et les valeurs des participants au « convoi de la liberté » répugnent à une large majorité de néo-démocrates.

Mais qu’en serait-il si un éventuel gouvernement populiste, par exemple, déclarait l’état d’urgence pour mater des manifestations pro-climat ?

Avec l’appui du NPD, le gouvernement libéral vient peut-être d’ouvrir une porte qui sera difficile à refermer.