« Ç’a été un cauchemar, ici. »

Katarina habite à deux pas du centre-ville d’Ottawa. Par cauchemar, elle veut dire le bruit des klaxons, les émanations de diesel, le harcèlement des résidants. L’occupation de sa ville, pendant 21 jours. Trois interminables semaines.

Jeudi soir, la police a commencé à nettoyer le centre-ville. Il était plus que temps.

Katarina reprend son souffle. Soulagée, mais en colère. L’étudiante n’arrive pas à s’expliquer comment les autorités ont pu laisser traîner les choses aussi longtemps, aussi scandaleusement.

Dès le tout premier jour du siège, elle a senti que ça n’allait pas. Pas du tout. Sous sa fenêtre, il n’y avait pas que des familles canadiennes ordinaires qui défilaient dans la joie et l’allégresse.

Petite-fille de survivants de l’Holocauste, elle a frémi à la vue des croix gammées dans la foule. Plus encore quand elle a appris que certains organisateurs appartenaient à des groupes suprémacistes blancs.

En fouillant sur le web, Katarina est tombée sur des citoyens frustrés, comme elle, par l’inaction de la police et des gouvernements.

Nous avions l’impression que la haine prenait le dessus et que nous étions impuissants.

Katarina, étudiante et résidante du centre-ville d’Ottawa

Alors, bien avant la police, ils ont décidé de contre-attaquer. De la plus singulière des manières.

« Au début, c’était un truc idiot que nous faisions pour avoir l’impression de déranger » les manifestants, explique Katarina, qui refuse de dévoiler sa véritable identité par crainte de représailles.

Le truc idiot, c’était d’infiltrer les chaînes de communication des participants au convoi – qui se retrouvaient sur l’application Zello, une sorte de walkie-talkie moderne – et d’y faire jouer à brûle-pourpoint Ram Ranch, une chanson métal-porno mettant en scène des cowboys homosexuels.

Sur une chaîne Zello, ça donnait à peu près ceci :

« On a besoin de diesel, ici. Over. »

« Dix-quatre. Il vous reste assez d’eau ? »

« DIX-HUIT COWBOYS NUS DANS LES DOUCHES DU RANCH… »

La suite ne se répète pas dans un journal de bonne tenue. Disons seulement que c’est… explicite. Et que si une armée de trolls gauchistes bombarde vos chaînes de communication avec cette chanson, il se peut que ça vous fasse légèrement perdre votre calme.

Remarquez, c’était le but.

« De plus en plus de gens se sont joints à nous, raconte Katarina. Nous avons réalisé qu’en étant assez nombreux, nous pouvions réellement entraver leurs communications. »

Nous avons pris le contrôle et les avons forcés à fermer leurs canaux. Nous les avons montés les uns contre les autres.

Katarina, étudiante et résidante du centre-ville d’Ottawa

C’est ainsi que la résistance Ram Ranch est née.

Sur les réseaux sociaux, le mot-clic #RamRanchResistance est devenu omniprésent. Un site web (ram-ranch.ca) a été créé pour venir en aide aux commerçants du centre-ville. Dans les rues, des contre-manifestants ont brandi des pancartes évoquant le fameux ranch du bélier…

Pourquoi cette obscure chanson, entre toutes ?

D’abord parce que son auteur, Grant MacDonald, est canadien. Mais surtout « parce qu’une chanson porno sur des cowboys gais semblait parfaite pour troller un mouvement ouvertement haineux » envers la communauté LGBTQ+, explique Katarina.

Grant MacDonald a composé Ram Ranch en 2012, pour protester contre une station de radio de Nashville qui refusait de jouer ses ballades country gaies.

Le Torontois n’imaginait pas que, dix ans plus tard, Ram Ranch deviendrait l’hymne non officiel des résistants du siège d’Ottawa. « Je suis ravi, totalement ravi que ma chanson puisse être utilisée pour défendre la science », a-t-il dit au magazine Rolling Stone.

« Au début, je trouvais ça cocasse. C’était une bonne façon de perturber les communications des manifestants. Le problème, c’est que ça les pousse à aller encore plus underground », constate Jennie, une Montréalaise qui se fait appeler « Resistance Cat » sur les réseaux sociaux.

C’est un problème, dit-elle, parce que les trolls ne cherchent pas seulement à embêter les manifestants et leurs supporters. Ils les espionnent.

Candidate au doctorat, Jennie a mis ses études en quarantaine pour se consacrer à l’écoute intensive des chaînes de la branche francophone du « convoi de la liberté ».

Depuis trois semaines, elle écoute des dizaines de chaînes, jusqu’à 14 heures par jour. « Une manière, dit-elle, de documenter une crise des temps modernes. »

Au fil des jours, Jennie a noté que les propos des manifestants avaient de moins en moins à voir avec les mesures sanitaires. Ils sont plus inquiets – et plus inquiétants. « Le langage est violent : On est en guerre. On ne va pas abandonner. On ne va pas reculer. »

Toute cette paranoïa, engluée dans mille théories du complot. La dernière en date, toute fraîche, concerne l’arrestation d’extrémistes armés jusqu’aux dents à Coutts, en Alberta. Quatre ont été accusés de complot pour meurtre contre des agents de la GRC.

Les quatre hommes étaient eux-mêmes conspirationnistes. Prêts à tout, semble-t-il, pour défendre leur vision tordue de la réalité. « Je mourrai en me battant pour ce que je crois être juste », a écrit l’un d’eux en octobre sur ses réseaux sociaux.

Faux, faux et archifaux, répète-t-on en boucle, ces jours-ci, sur les chaînes des manifestants. « C’est vraiment intense, la théorie du false flag », rapporte Jennie.

Il fallait s’y attendre : pour les conspirationnistes, l’opération de la GRC, à Coutts, est un écran de fumée. Un autre complot des autorités. Une opération montée de toutes pièces pour permettre à Justin Trudeau d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence…

On n’a pas fini de mesurer les dangers de cette désinformation en ligne, qui déborde largement dans le monde réel, jusqu’à Coutts, jusqu’aux portes du parlement fédéral.

Les théories sont chimériques, mais la menace qu’elles représentent n’a jamais été aussi tangible.