« Pour les lâches, la liberté est toujours extrémiste », proclame une pancarte brandie dans les rues d’Ottawa. « Liberté pour toujours ! », scandent les convoyeurs de la colère français en route pour Paris. « I love the smell of freedom in the morning », écrit un député australien sur Facebook, au-dessus d’un cliché du parlement canadien en état de siège.

Au nom de la « liberté de penser », on interdit désormais aux profs d’aborder les thèmes de la race et de la discrimination dans certaines écoles américaines. Au nom des « libertés individuelles », on lève l’obligation du port du masque dans les lieux publics. Et si des insurgés ont violemment envahi le Capitole, le 6 janvier 2021, c’était pour défendre – quoi d’autre ? – la liberté.

Décidément, elle a le dos large, cette liberté.

On a de plus en plus l’impression qu’elle est vidée de son sens ou, pire, instrumentalisée pour justifier des actions et des politiques antidémocratiques. Comme si tout le monde, désormais, pouvait l’invoquer à toutes les sauces.

Mais la liberté, comme disait Pierre Falardeau, n’est pas une marque de yogourt.

On galvaude la liberté ; ce n’est pas qu’une impression, me confirme Louis-Philippe Lampron, professeur à la faculté de droit de l’Université Laval et auteur de Maudites Chartes ! 10 ans d’assauts contre la démocratie des droits et libertés, qui vient de paraître aux éditions Somme toute.

PHOTO GUILLAUME LAMY, FOURNIE PAR LOUIS-PHILIPPE LAMPRON

Louis-Philippe Lampron, professeur à la faculté de droit de l’Université Laval

« Certains manifestants du convoi de la liberté ont des intentions qui semblent clairement antidémocratiques, constate-t-il. Effectivement, ils se servent de la liberté pour attaquer les fondements des textes à l’intérieur desquels on a enchâssé [les droits et libertés]. »

Ces groupes libertariens et complotistes ont une conception « absolutiste et désincarnée des droits fondamentaux », qui ne pourraient souffrir aucune limite raisonnable, explique le professeur.

Ils oublient un principe essentiel, énoncé par le philosophe britannique John Stuart Mill : la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres.

« On ne peut pas choisir la liberté qui nous intéresse et faire comme s’il n’y avait que celle-là » dans les chartes, dit M. Lampron. Les droits et libertés « doivent être interprétés de manière interdépendante, les uns par rapport aux autres ».

Dans son livre, Louis-Philippe Lampron décortique les grands débats qui ont marqué l’actualité québécoise au cours des 10 dernières années, de l’affaire Mike Ward à l’état d’urgence sanitaire en passant par la Loi sur la laïcité de l’État et l’affaire Lieutenant-Duval.

Le professeur regrette les « attaques incessantes » contre les droits et libertés de la personne, des garanties arrachées de haute lutte par les générations précédentes.

Il se désole de la rhétorique populiste autour des chartes, trop souvent présentées comme des tares encourageant le culte de l’individu, la dictature des droits ou le gouvernement par les juges…

« L’objectif [des chartes], ce n’est pas d’empêcher les gouvernements de gouverner, c’est de les empêcher d’abuser de leur pouvoir à l’encontre de groupes minoritaires », rappelle Louis-Philippe Lampron.

En publiant ses réflexions, il espère « contribuer à dissiper le bruit ininterrompu et tapageur entourant ce contre-pouvoir essentiel ».

Souvent, les attaques contre les droits et libertés proviennent non pas de la rue, mais des hautes sphères du pouvoir. Et ce n’est pas surprenant, dit Louis-Philippe Lampron. « Les gouvernements n’aiment pas les contre-pouvoirs, c’est un caillou dans la chaussure. »

La loi spéciale adoptée par le gouvernement libéral de Jean Charest pour mater les grèves étudiantes, en mai 2012, est un parfait exemple, selon lui, d’un « odieux détournement de l’esprit des chartes ».

À l’époque, le gouvernement Charest refusait de parler de « grève étudiante », faisant plutôt référence à un « boycott ». « L’objectif, c’était de saper le caractère collectif du mouvement qu’il avait devant les yeux. »

La loi spéciale empêchait les profs de respecter les votes de grève et les forçait à donner leurs cours. Elle empêchait les étudiants de manifester à proximité des campus.

Pour justifier cette loi restrictive, le gouvernement avait invoqué « le droit fondamental des étudiants d’avoir accès à leur salle de classe, rappelle Louis-Philippe Lampron. J’ai cherché ce droit, je le cherche encore. Il est peut-être dans une annexe de la charte québécoise gardée secrète depuis 1975… ».

En 2012, le gouvernement avait brimé le droit des étudiants à manifester en adoptant une loi spéciale.

Dix ans plus tard, les membres du « convoi de la liberté » peuvent-ils invoquer ce même droit pour bloquer le centre-ville d’Ottawa ? Entre les klaxons et les casseroles, y a-t-il une différence ?

« Il y a une différence très importante, qui prend la forme de camions de plusieurs tonnes », répond Louis-Philippe Lampron.

Oui, manifester est un droit fondamental. Et, oui, une manifestation entraîne nécessairement des inconvénients pour la population. On voit mal comment des manifestants pourraient atteindre leurs objectifs en se réunissant dans le stationnement d’un centre commercial de banlieue en dehors des heures d’ouverture…

Mais, encore une fois, ce n’est pas parce qu’un droit est fondamental qu’il est absolu.

« Ériger une barricade de camions lourds, ce n’est pas une manière de manifester qui bénéficie de la protection offerte par les chartes », estime Louis-Philippe Lampron.

Depuis plus de deux semaines, les « camionneurs » empiètent largement sur la liberté – et le portefeuille, et la santé mentale – des résidants du centre-ville d’Ottawa. Peu importe la cause, la manière est indéfendable.

Ils auront beau s’en réclamer, la scander, l’écrire sur mille pancartes, la gribouiller partout sur leurs camions… ce convoi n’aura jamais de liberté que le nom.