Donc, le message est clair : dans ce pays, si vous voulez paralyser un lien transfrontalier essentiel au commerce Canada-USA et si vous voulez paralyser la vie de la capitale, faites-le en camion lourd. On ne vous achalera pas.

Affichez des slogans menaçants, enrôlez vos enfants avec vous, apportez quelques armes et la police va se faire toute polie, toute gentille. C’est ce qui s’est passé à Ottawa.

Sur le pont Ambassador reliant Detroit et Windsor, même déférence des forces policières. On ne casse pas le blocus par crainte de la violence.

PHOTO BLAIR GABLE, REUTERS

Le premier ministre Justin Trudeau

Idem en Alberta, où un lien autoroutier Canada-USA fait l’objet d’un apaisement homéopathique de la part des autorités, pour éviter, encore une fois, la violence.

Alors il y a cette ignominie : la police – municipale, provinciale, fédérale – qui n’ose pas intervenir quand des camionneurs utilisent leurs mastodontes pour faire suer le peuple.

Ensuite, autre ignominie, plus grave : l’effondrement du leadership politique à Ottawa.

J’ai dit tout le dégoût que m’inspirent les conservateurs fédéraux dans la saga nauséabonde des manifestants qui occupent Ottawa. Cette manifestation a été organisée par des individus et des groupes d’extrême droite. Ce n’est pas un secret. Canada Unity, par exemple, a dit vouloir remplacer les députés par des non-élus1. Pat King, un des leaders du convoi, croit pour sa part que Justin Trudeau doit être abattu2. Pas grave : des élus conservateurs se sont collés sur ce convoi, parce que ce convoi emmerde Justin Trudeau.

Mais il va falloir commencer à voir l’inaction de Justin Trudeau pour ce qu’elle est : une façon de gagner des points politiques. Il est clair que dans les officines libérales, le calcul est le suivant : le parti qui a l’air fou, avec ces manifestants, c’est le Parti conservateur…

Et c’est vrai.

Mais c’est un calcul qui devient de plus en plus cynique à chaque jour qui passe. Justin Trudeau n’est pas le premier ministre des libéraux canadiens. Il est le premier ministre des Canadiens, point. Il laisse pourrir la situation pour en tirer un avantage partisan. Son inaction est une forme d’action.

Il y a toujours bien une limite à juste dire et répéter que c’est à la police d’Ottawa d’agir. La police d’Ottawa a beau avoir raté l’occasion au début de l’occupation, elle est dépassée par l’ampleur de ce siège. Si le gouvernement fédéral n’a pas d’outils pour mater des hooligans qui occupent sa capitale (et, aujourd’hui, son aéroport !) et un pont transfrontalier, aussi bien dissoudre le gouvernement fédéral.

Le journaliste Matt Gurney a fait un excellent compte rendu de ce qui se passe à Ottawa3. Oui, il y a de bonnes personnes dans la manif d’Ottawa, note-t-il. Mais au-delà des images de l’occupation, le fait demeure que cette manif est téléguidée par des éléments de l’extrême droite canadienne qui n’ont qu’un objectif : en découdre avec l’État canadien et ébranler les colonnes de la démocratie. Ce qu’écrit Gurney est extrêmement préoccupant.

Ce choc avec l’État, c’est ce que l’extrême droite américaine cherche depuis des décennies, ce qu’elle a cherché longtemps en marge du jeu politique respectable. Mais sous Trump, l’extrême droite américaine a réussi à coloniser le Parti républicain. Elle peut désormais affaiblir la démocratie – et l’État – de l’intérieur. Attachez vos tuques avec du fil barbelé.

Ce qui se passe à Ottawa – et ailleurs au Canada – est le rêve mouillé de l’extrême droite canadienne depuis des années, celui d’un affrontement avec l’État. Ça ne fonctionnait pas tellement quand ces agitateurs utilisaient la peur de l’immigration pour mobiliser les gens…

Mais ça marche tempête depuis qu’ils utilisent le ras-le-bol sanitaire et la fatigue pandémique pour occuper l’espace public, au nom de la « liberté ». Ce n’est pas un hasard si les agitateurs d’extrême droite qui croquaient de l’immigrant hier se sont recyclés dans les conspirations sanitaires aujourd’hui.

Ce n’est pas vrai que devant cette menace, Justin Trudeau n’a pas d’options. Si l’armée canadienne peut intervenir dans les CHSLD, lors de désastres naturels et même lors de tempêtes de neige, l’armée canadienne peut très bien intervenir pour déloger des manifestants qui ont répondu à l’appel de Canada Unity, un groupe qui prône le renversement du gouvernement élu du pays.

Le Code criminel de l’État canadien a aussi des articles consacrés aux efforts pour renverser le gouvernement élu du pays. Ça s’appelle la sédition. Ceux qui ont ouvertement organisé cette manifestation en prônant tout aussi ouvertement le renversement du gouvernement ont-ils commis un acte séditieux ?

C’est plus qu’une question théorique.

Après deux semaines d’occupation à Ottawa – et d’autres occupations ailleurs au pays –, il est clair que si la minorité de camionneurs (et leurs fans) instrumentalisés par l’extrême droite s’en tirent sans conséquences, ils ne feront qu’inspirer d’autres trolls qui vont sortir du web pour occuper d’autres autoroutes, d’autres centre-villes, d’autres ponts…

Ils en inspirent déjà dans plusieurs démocraties du monde.

L’inaction du fédéral inspire déjà des passages à l’action dans les milieux d’extrême droite. Elle en inspire déjà. Le message de Justin Trudeau est clair : il n’y a pas de prix à payer pour violer les lois, encourager la sédition et se comporter en hooligan.

Il semble penser que le prix à payer ne sera que partisan, pour ses adversaires.

Il se trompe.

Son inaction a l’effet de stéroïdes chez les agitateurs d’extrême droite de ce pays.

Bref, monsieur Trudeau, les citoyens de ce pays qui respectent les lois se demandent quand vous allez trouver un plan d’action à opposer aux manifestants manipulés par des agitateurs séditieux.

Je suis sûr que vous pouvez fouiller dans les archives familiales pour comprendre la signification de ces trois mots célèbres4 : « Just watch me ».

1. Lisez l’article « James Bauder : l’homme qui voulait renverser le gouvernement » 2. Lisez la chronique « Le trumpisme canadien fait un tour de camion » 3. Lisez les articles de Matt Gurney (en anglais) 4. Visionnez le célèbre « Just watch me » de Trudeau père