C’était tard le soir du 11 octobre 2018 et le téléphone de Vincenzo Vinci a sonné. Il devait être 23 h 15. Sur l’afficheur, le numéro de sa mère, Sara. Bizarre, a pensé Vincenzo : ma mère n’appelle jamais à cette heure-là, elle est déjà couchée.

Il a répondu.

Et c’est son père, Tony, qui était au bout du fil.

Là, c’était vraiment, vraiment bizarre : Sara et Tony étaient séparés depuis longtemps, depuis 1997.

Le père de Vincenzo a commencé à parler :

« Yeah, allô… »

Tony n’avait pas fini le mot « allô » que Vincenzo a entendu sa mère, il a entendu les lamentations de sa mère. Un son qu’il peine encore à décrire, trois ans plus tard, un son qui le hante encore.

« Quelque chose est arrivé à ton frère Alex, a fini par dire Tony à son fils aîné.

— “Quelque chose” ?

— Il est parti.

— Parti ?

— Parti. »

* * *

Alessandro Vinci est né le 28 novembre 1986. Surdoué à l’école, mais pas intéressé par l’école. Intéressé par la business, par les autos. Son père avait un garage où il vendait des voitures d’occasion, Vinci Automobiles, sur le boulevard Lévesque, à Laval.

Les trois fils Vinci, Vincenzo, Elvio et Alessandro, y ont travaillé, ainsi que dans un autre commerce de voitures exploité par Tony.

L’entregent, le charisme et l’ingéniosité d’Alex ont fait de lui un vendeur doué. Il vendait – et achetait – des voitures, tandis que papa Tony en réparait, dans l’atelier, sur le boulevard Lévesque. Un tandem du tonnerre.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Tony et Alessandro Vinci

Tony est arrivé d’Italie au Canada avec 100 $ en poche et son talent de mécano, en 1971. L’argent du mariage avec Sara lui a permis d’acheter un garage Petrofina.

Alessandro était le benjamin des trois fils de Tony et Sara. Un pilier de la famille, qui appelait sa grand-mère de 90 ans deux fois par jour, qui allait déjeuner avec elle à sa résidence quelques fois par semaine. Alex était aussi le protecteur d’Elvio. Elvio est né avec une légère déficience intellectuelle. Alex l’a toujours gardé sous son aile ; où Alex allait, Elvio allait.

Pour Elvio et Vincenzo, Alex était plus qu’un frère : « C’était, dit Vincenzo, notre meilleur ami. »

Et le 11 octobre 2018 à 20 h 36 et 24 secondes – on le sait grâce à une caméra de surveillance –, un homme est entré chez Vinci Automobiles et y a trouvé Alex qui était seul, au téléphone, dans le bureau.

L’inconnu lui a tiré dessus à 15 reprises.

La caméra de surveillance le montre fuyant la scène, 20 secondes plus tard.

* * *

Vincenzo, ce soir-là, a pris l’auto, il a remonté Papineau vers le nord et il a traversé le pont, pour aller chez sa mère.

C’était irréel : Alex, mort. Impossible. Vincenzo était dans une sorte de déni. En route vers la maison de sa mère, il a vu au loin une mer de gyrophares devant le commerce familial.

Ç’a été plus fort que lui : il s’est arrêté, il est sorti de la voiture et il a avisé un policier qui lui a aussitôt interdit le périmètre.

« Mais c’est mon frère, a plaidé Vincenzo…

— C’est ton frère ? a répondu le policier.

— Oui. »

L’agent a levé le bandeau jaune, a invité Vincenzo à le suivre pour aller rencontrer les enquêteurs.

À travers les vitres du garage, Vincenzo a vu une couverture au sol, à l’intérieur, devant le bureau. Il a su plus tard que cette couverture était sur le corps de son petit frère.

Vincenzo a rencontré un enquêteur, qui lui a promis d’aller lui parler plus tard, mais qui lui a signifié que pour l’instant, il devait quitter la scène du crime.

Vincenzo est remonté dans la voiture pour aller trouver ses parents, chez sa mère. La scène lui crispe encore le visage : « Mon père était détruit. Ma mère… Ma mère était fendue de lamentations. Elle ne pouvait rien dire, elle avait peine à respirer. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était… ces gémissements. »

Vincenzo a passé la nuit assis à côté de sa mère, sur le divan. Sans rien dire, se sentant inutile comme il ne s’était jamais senti inutile.

Vers 5 h du matin, le téléphone de Vincenzo s’est mis à vibrer. Des textos inquiets de proches commençaient à lui parvenir. Il a compris que le meurtre d’Alex avait été médiatisé.

À 6 h, Sara, sa mère, a fini par pouvoir prononcer des mots, entre ses sanglots.

Elle a dit : « Ils ont tué mon bébé. »

PHOTO PATRIZIA MAGNOLIA, FOURNIE PAR LA FAMILLE

Alessandro, Vincenzo, Sara et Elvio Vinci

* * *

Vincenzo a lu l’article de La Presse relatant le meurtre de son frère, le 12 octobre 2018, le lendemain.

Il a lu des mots qui allaient être dévastateurs dans sa vie, dans la vie de sa famille, des mots qui ont ajouté au drame que les Vinci vivaient, et qu’ils vivent encore.

Je cite l’article : « Les policiers de Laval ont amorcé l’enquête avant de transférer le dossier à leurs collègues de la Division des crimes contre la personne de la Sûreté du Québec, vraisemblablement parce que le meurtre pourrait être lié au crime organisé. »

L’article était signé par mon collègue Daniel Renaud, qui couvre les affaires criminelles pour La Presse depuis 2012. Daniel a écrit trois livres sur le crime organisé. C’est un journaliste aguerri, rigoureux, respecté.

Ce que Daniel a écrit était vrai : le meurtre portait la signature du crime organisé.

Daniel n’a pas écrit que Vincenzo Vinci était « lié au crime organisé ». Mais le nom « Vinci » apparaissait dans un article qui évoquait un « lien » décrit comme « vraisemblable » avec le « crime organisé ».

Dans les heures qui ont suivi, la banque de Tony Vinci a rompu ses liens d’affaires avec lui, alors qu’elle voulait augmenter ses marges de crédit, le mois précédent.

Aucune autre banque n’a voulu faire affaire avec Tony, après ; on a cité l’article de La Presse pour justifier les refus. Une seule a accepté, à des taux d’intérêt quasiment usuraires, selon Vincenzo.

La Direction générale de l’indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC) a refusé de dédommager les Vinci, après : on ne dédommage pas s’il y a un lien avec le crime organisé.

La CNESST a refusé de traiter la mort d’Alex comme une mort sur les lieux de travail : on ne dédommage pas s’il y a un lien avec le crime organisé.

Durant notre entrevue, Vincenzo me regarde : « Mon frère n’était pas lié au crime organisé. »

Vincenzo dit vrai. Son frère n’était pas un bandit, Alex n’était pas « lié » au crime organisé.

Bien au contraire.

J’y reviens dans un instant.

* * *

Quand il a été tué, Alex était au téléphone avec un ami.

L’ami a entendu Alex crier, puis il a entendu un coup de feu, puis… rien. Silence au bout du fil : une balle avait transpercé le téléphone d’Alex.

Traumatisé, aux abois, l’ami a appelé Tony, puis le 911.

Tony a accouru au garage.

Il y a trouvé son fils, blessé, ensanglanté, aux portes de la mort. Il l’a pris dans ses bras.

Et Alex a dit « Pa », avant de rendre son dernier souffle.

* * *

Frédérick Silva est un bandit, un bandit d’un type particulier : il était tueur à gages. On peut dire que Silva, 40 ans, était plus que « lié » au crime organisé : il en faisait partie. Silva a récemment été reconnu coupable des meurtres de Sébastien Beauchamp, d’Yvon Marchand et d’Alessandro Vinci.

MM. Beauchamp et Marchand étaient liés au crime organisé.

Pas Alessandro.

C’est le procureur de la Couronne qui l’a dit, au procès. Je cite MAntoine Piché : « C’est simplement une rectification que la poursuite souhaite faire : il aurait été fait mention que tous les crimes [de Silva] étaient reliés au crime organisé, que les victimes étaient des membres du crime organisé… »

MPiché a ensuite précisé que cela avait été évoqué en cour et dans des articles de journaux, « qui depuis ont été corrigés ». Le procureur a souligné que cette association avait nui à la famille Vinci.

Puis il a eu ces mots, qui ont rétabli les faits : « À partir de la preuve que nous détenons, le seul mobile pour le meurtre d’Alessandro Vinci, c’est des représailles à la suite de sa collaboration avec la police de Terrebonne dans un dossier d’acquisition frauduleuse d’un véhicule. »

Alex avait fourni à la police en 2015 une déclaration incriminante contre une proche de Silva, dans une affaire de fraude impliquant un véhicule qu’Alex avait trouvé pour cette femme.

Silva et cette femme avaient été dans le viseur de la police, pour un réseau de vol de véhicules par fraude.

Il n’y a jamais eu de procès.

La théorie, chez les enquêteurs, c’est que Frédérick Silva a exécuté Alex, le 11 octobre 2018, à cause de sa déclaration passée à la police de Terrebonne.

C’est le seul lien documenté entre Silva et Vinci.

* * *

Cette chronique, c’est l’idée de Daniel Renaud, mon collègue journaliste de La Presse.

Daniel est conscient que ses mots – « … vraisemblablement parce que le meurtre pourrait être lié au crime organisé » – ont causé un tort immense aux Vinci.

Il croit aussi qu’il n’a pas eu tort, comme journaliste, à ce moment-là, d’écrire ce qu’il a écrit.

Daniel a eu plusieurs échanges avec Vincenzo Vinci, en marge du procès de Frédérick Silva. Un dialogue s’est engagé entre les deux. Vincenzo espérait que Daniel écrive un autre article, pour laver la réputation de son frère. La Presse a d’ailleurs publié une mise à jour qui chapeaute l’article du 12 octobre 2018, mise à jour qui précise qu’Alex n’était pas lié au crime organisé.

Pour Vincenzo, c’était trop peu, trop tard. Il souhaitait un article à part, qui laverait la réputation de son petit frère.

Daniel trouvait qu’il y avait davantage matière à chronique dans cette demande du frère d’Alex.

Daniel m’a donc parlé.

J’ai parlé à Vincenzo.

Et je pense que deux choses peuvent être vraies…

D’une part, je pense que Daniel a écrit les choses telles qu’elles étaient, le soir de la mort d’Alessandro : que sa mort portait la signature du crime organisé.

D’autre part, je crois que Frédérick Silva, membre du crime organisé, a utilisé un modus operandi de mafieux pour tuer quelqu’un – Alessandro Vinci – qui n’était pas un bandit, pas un mafieux, bien au contraire, tout le contraire.

C’est Silva qui a « lié » Alex au crime organisé, en le tuant.

Et la chronique que vous lisez est une façon de réparer l’horrible injustice faite au bon nom d’Alex et de sa famille.

Ce ne serait que justice si la Direction de l’IVAC et la CNESST pouvaient tomber sur cette chronique et lire les mots du procureur de la Couronne Antoine Piché. S’ils se sont fiés à un article de La Presse pour nier aux Vinci une forme de dédommagement, peut-être qu’une chronique de La Presse pourra les convaincre de faire marche arrière ?

Les Vinci ont assez souffert depuis le 11 octobre 2018 sans avoir à poursuivre un combat juridique contre ces deux entités de l’État, pour être indemnisés.

Quant aux banques, elles devraient faire des vérifications plus poussées que la seule lecture d’un seul article de journal avant de couper les vivres à une entreprise, alors que les faits ne sont pas établis.

* * *

Le 28 janvier dernier, après le procès, Vincenzo a lu à la Cour un texte sur le vide laissé par Alex. Sa mère Sara a fait de même.

Tony Vinci, lui, n’a pas pu lire un tel texte : en parfaite santé avant le meurtre d’Alex, il est mort en 2020, terrassé par un cancer de l’estomac fulgurant. « Mon père a été rongé par en dedans à cause de la mort d’Alex », croit Vincenzo.

À la Cour, Sara Reda Vinci a eu ces mots : « Nous avons tout perdu, ce soir-là, même nous-mêmes. Nous avons perdu cet équilibre qui est celui d’une famille quand chaque membre est spécial et essentiel. Je pleure, car plus rien n’est pareil, sans lui. »

Mme Reda Vinci a longuement parlé du vide laissé par Alex. De sa mère, la grand-mère d’Alex, qui a désormais le cœur brisé, « et un regard vide et triste en permanence ». Son frère Elvio a perdu son pilier, a témoigné sa mère : « Il a perdu son meilleur ami […] Les amis d’Alex veillent désormais sur Elvio, ils l’appellent et soulignent les anniversaires d’Alex avec Elvio, ce qui en dit long sur le genre d’ami que mon fils était. »

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Alessandro Vinci

Vincenzo a, lui aussi, évoqué le vide laissé par le meurtre de son frère Alex. Comment combler le vide laissé par la mort d’un frère, fils, petit-fils, neveu, parrain, ami si vif, si charismatique, si aimant, si aimé ? Impossible.

Mon frère, tu l’as tué plus qu’une fois », a dit Vincenzo en regardant Frédérick Silva, en tuant une petite partie de ceux qu’Alex aimait, et qui l’aimaient.

Vincenzo a traité Frédérick Silva de « lâche » : « Tu n’en as pas, de guts. Tu veux me prouver le contraire ? Peux-tu me dire pourquoi tu as tué mon frère Alessandro ? Es-tu capable de répondre à cette question si simple ? Pourquoi tu l’as tué ? Y répondre, ça prend du guts, ça prend du vrai guts… »

La famille Vinci a été dévastée par la mort d’Alessandro. Vincenzo a donc cru juste d’évoquer la famille du tueur : « Tu as des enfants. C’est incroyable, quand j’y pense. Quel exemple tu leur montres ? […] Tu as un frère. Est-ce qu’il est fier de toi ? Est-ce qu’il crie haut et fort : “Moi, je suis le frère du tueur Frédérick Silva” ? Tu dois être une source de fierté pour ta famille… »

Et toujours en fixant Frédérick Silva dans les yeux, Vincenzo Vinci, en pensant à son frère Alex, a conclu son témoignage par des mots d’une froideur médiévale : « Je te souhaite une longue vie en prison. Et que tu puisses être le receveur et le récipient de tous les vices de tes codétenus. »