On voulait juste un joyeux Noël, avec tous ceux qu’on aime. Bien collés. Ce ne sera pas ça. Il faut réduire le nombre d’invités. Se tenir à distance. Pourquoi ? Pour éviter que la propagation du virus provoque un débordement dans les hôpitaux. OK. Ça fait 21 mois qu’on se prive d’amour pour ça.

Question de requinquer la motivation, j’appelle un homme au front, le docteur Patrick Bellemare, pneumologue-intensiviste, chef médical des soins intensifs au CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal. Au travail, à l’hôpital du Sacré-Cœur, il prend quelques minutes, durant sa pause, pour me parler.

« Comment ça va, docteur ?

— Ça va, ça va… On se prépare pour le pire. La flambée des cas actuelle va avoir un impact ici, dans quelques semaines. Et c’est déjà pas drôle. Les troupes sont écœurées, mais on n’a pas le choix.

— Ça va être quoi, votre Noël ?

— Une garde de 24 heures. Comme d’habitude. Les Noëls d’avant, chaque membre du personnel apportait un peu de bouffe. Tout le monde partageait. On fraternisait. Mes quatre enfants nous faisaient un petit concert de violons, au poste central, retransmis dans les haut-parleurs de l’étage. On donnait les soins de façon habituelle, mais il y avait un peu de brillant dans l’air. C’est sûr qu’avec la COVID, il n’y aura rien de tout ça. On va manger chacun dans son coin. Le plus éloigné possible.

— À ce temps-ci de l’année, on aime bien croire aux miracles. En avez-vous vécu un, récemment ?

— Un jeune de 29 ans, un champion du gym, non vacciné. Il a attrapé la COVID. Heavy. Ses poumons ne fonctionnaient plus. On a été obligés de le brancher à une machine qui sortait le sang de son corps pour l’oxygéner, pendant presque deux mois. On a finalement pu le débrancher pour le sevrer. Il a fait une rechute. D’habitude, on ne rebranche jamais quelqu’un, une seconde fois, à la machine cœur-poumon, son état ne le supporte pas, mais on l’a fait. Il s’en est sorti. Il va mieux aujourd’hui. Ce n’est pas la pandémie des p’tits vieux, c’est la pandémie de toute la population.

— Quel est votre vœu pour Noël ?

— Que les gens qui pilotent les réseaux de la santé fassent leur job ! À Sacré-Cœur, on a une unité de soins intensifs toute neuve, qui a coûté 160 millions. Ça fait six mois qu’on devrait y être installés. Mais on travaille toujours dans la vieille, qui est vétuste, parce qu’on n’arrive pas à régler des problèmes d’ondes de cellulaires et de qualité de l’eau dans le nouveau complexe. Il n’y a pas de raison que ça traîne ! Personne n’est responsable ! Ça se répercute sur… »

Une voix interrompt le médecin :

« Docteur ! M. Lapierre est en arrêt respiratoire…

— Je m’excuse. Je vais rappeler… »

On raccroche. Pendant que je regarde mes notes sur mon ordi, il est parti tenter de sauver une vie. Chacun son métier. Je relis son découragement à propos de la lenteur administrative. Tout le problème de notre système de santé est là. Si les boss, dans leurs bureaux, comprenaient aussi bien que les employés, sur le terrain, qu’en santé tout est urgent, le réseau ne serait pas constamment au bord de l’apocalypse.

Une heure et demie plus tard, ça sonne, c’est le Dr Bellemare :

« Désolé pour tantôt…

— C’est moi qui suis désolé de vous déranger. Je ne prendrai pas plus de votre précieux temps. Pour conclure, malgré tout, croyez-vous à la magie de Noël ?

— La magie, je viens de la vivre, quand on s’est fait interrompre. Malgré le climat de morosité ambiant, dès que quelqu’un est en détresse, tout le monde s’active instantanément : les infirmières, les inhalothérapeutes, les résidants… Chacun connaît sa place, dans une chorégraphie parfaite, pour essayer d’éviter la mort à un être humain. Chaque rôle est essentiel. Si quelqu’un l’échappe quelque part, c’est la fin. On a réussi. Le monsieur est sauvé. Ça fait 25 ans que je travaille aux soins intensifs et ça me fait encore capoter. Cette communion de soins, au même moment. Quand, en équipe, on parvient à faire gagner la vie, ça fait tellement de bien en dedans. C’est pour ça qu’on est là.

— Merci d’être là. Joyeux Noël, docteur !

— Joyeux Noël ! »

Je cherchais une motivation supplémentaire pour respecter les mesures du gouvernement, je l’ai trouvée. On n’est pas en punition, ce soir. On est de garde, nous aussi. On fait partie de l’équipe du Dr Bellemare. Notre rôle, c’est de diminuer nos contacts pour ne pas propager la maladie. Tous les rôles sont essentiels, il l’a dit.

Un Noël à sauver des vies, c’est la réalité de tous les travailleurs de la santé en service ce soir. C’est ce que nous faisons, nous aussi. Eux, aux soins intensifs. Nous, aux petits soins. Avec nos très proches et un verre de vin.

Bon réveillon à tous !

Merci d’être là, pour vous et moi.