De l’aube de la pandémie jusqu’au 21 novembre, le chemin Roxham, en Montérégie, est redevenu ce qu’il avait été pendant des années : un cul-de-sac qui se termine juste avant la frontière invisible qui sépare les États-Unis du Canada.

On n’en parlait plus. On l’avait oublié. Ce point de passage – que des dizaines de milliers de personnes ont emprunté de 2017 à mars 2020 – est devenu carrément hors d’atteinte aux migrants pendant plus de 20 mois.

Et là, en moins d’un mois, ce petit bout de route de campagne est revenu comme un boomerang dans le discours politique parce qu’un peu plus de 2000 personnes l’ont emprunté dans l’espoir de demander l’asile au Canada. À peu près 100 personnes par jour.

Parce qu’on a tout oublié du chemin Roxham, donc, le ministre de l’Immigration du Québec, Jean Boulet, s’est permis un tweet quasiment absurde lundi soir. Il a demandé à Justin Trudeau de « fermer le chemin » en précisant que « nous devons nous mobiliser devant la remontée des cas de COVID-19 [liée à Omicron] afin de ne pas surcharger notre système de santé ». Comme si c’était le variant en personne qui venait de passer la frontière.

Le raccourci était tout simplement terrible et le gouvernement caquiste a dû admettre rapidement qu’aucune éclosion n’était liée à l’arrivée des migrants. Jean Boulet a même dit regretter son tweet dont « la qualité humaine » n’était « pas optimale ».

Le plus désolant là-dedans, c’est que le ministre a fait complètement abstraction du lien exceptionnel entre le chemin Roxham et la pandémie au Québec.

Vous vous souvenez des anges gardiens dont on a beaucoup parlé pendant la première vague de la pandémie ? Ces demandeurs d’asile, qui se sont retrouvés au front dans les CHSLD et les hôpitaux, ils venaient d’où, vous pensez ? Voilà, vous êtes dans le mille, du chemin Roxham !

En « reconnaissance de leur contribution exceptionnelle » – ce sont les mots du gouvernement, pas les miens –, on a mis sur pied un programme permettant à ces anges gardiens d’obtenir leur résidence permanente au pays. Au Québec, ils ont été au moins 3000 à s’en prévaloir et ils auraient été beaucoup plus nombreux si le gouvernement Legault avait accepté que les gardes de sécurité et les employés d’entretien soient aussi couverts par le programme.

Alors au lieu de fermer le chemin Roxham, on aurait peut-être plus intérêt à le rebaptiser « chemin des anges » pour ne plus jamais souffrir d’amnésie.

Et parlant d’amnésie, la pandémie semble aussi nous avoir fait oublier que nous ne vivons pas sur une île. Que le monde continue de tourner pendant que nous combattons le coronavirus et ses multiples variants.

Que les guerres, le crime organisé, la persécution n’ont pas pris de répit. Nos obligations internationales – auxquelles le Canada a souscrit de son plein gré – n’ont pas été suspendues.

Avant de crier que le chemin Roxham est devenu une « passoire » et que le « flux de migrants » y est « insoutenable », on devrait peut-être se rafraîchir la mémoire.

Malgré la pandémie, qui a rendu les voyages internationaux cauchemardesques, le Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations unies estime qu’il y a aujourd’hui un nombre record de réfugiés dans le monde. On parle de 26 millions de personnes. De ce nombre, 39 % se trouvent dans tout juste cinq pays : la Turquie, la Colombie, l’Ouganda, le Pakistan et l’Allemagne.

À lui seul, notre voisin du sud a reçu 1,2 million de demandes d’asile dans les six premiers mois de 2021. Du jamais vu. Chez nous, au Canada, la tendance est plutôt inversée. Beaucoup moins de demandeurs d’asile ont pu arriver jusqu’à chez nous depuis l’apparition de la COVID-19.

Si, en 2019, la Commission de l’immigration et du statut de réfugiés (CISR) a été saisie de plus de 58 000 dossiers, ce chiffre est tombé à 18 500 en 2020 et à 16 058 entre janvier et septembre 2021.

Et le chemin Roxham et autres points de passage ? D’avril 2020 à septembre 2021, tout juste 1429 personnes ont déposé une demande d’asile après être entrées de manière irrégulière au Canada. Dans la même période en 2017 et 2018, ils étaient plus de 34 000 !

Même en prenant en compte les 2000 arrivants du dernier mois, on est loin de crouler sous les demandes d’asile ! Par ailleurs, la CISR a la capacité de les étudier dans des délais raisonnables. L’organisation a profité de l’accalmie de la pandémie pour se débarrasser d’une bonne partie de ses arriérés.

On devrait donc y penser deux fois plutôt qu’une avant de refouler ceux qui frappent à notre porte depuis les États-Unis, où, disons-le, ça ne se passe pas bien du tout. À peine mieux que pendant la présidence de Donald Trump.

D’autant qu’on peut ouvrir nos portes plus grand tout en gardant en tête la santé publique. Les demandeurs d’asile qui arrivent ces jours-ci subissent déjà un test de dépistage et peuvent être mis en quarantaine s’ils ne sont pas vaccinés. Comme tous ceux qui arrivent au pays.

C’est exactement pour cette raison que le chemin Roxham doit rester ouvert : il fait autant l’affaire des demandeurs d’asile qui y sont en sécurité que celui de l’État, qui peut continuer de veiller au grain.