L’enquête de la coroner Géhane Kamel sur les CHSLD a pris les allures d’une classe de maître sur les multiples façons d’échapper à ses responsabilités, quand on est bien au chaud au sommet de la pyramide d’un ministère.

MKamel enquête sur l’hécatombe de la première vague du printemps 2020 dans les CHSLD, en se concentrant sur les Centres suivants : Herron, des Moulins, René-Lévesque, Yvon-Brunet et Sainte-Dorothée.

Au sommet du ministère-mammouth de la Santé, il y a le ministre et les sous-ministres. Régionalement, les soins sont administrés par d’autres monstruosités bureaucratiques, les CISSS et les CIUSSS.

Ceux-ci sont dirigés par des présidents. Des « présidents d’établissements », selon le jargon, les CISSS et les CIUSSS étant désignés comme des « établissements ».

Début 2020, qui avait la responsabilité de préparer les CHSLD à ce virus inquiétant venu de Chine, qui commençait à se répandre ?

C’est entre autres ce que cherche à savoir la coroner Kamel.

Elle convoque donc des témoins, pose des questions. Qui savait quoi et à quel moment ? Quels gestes ont été posés par qui, quand ? C’est une enquête de coroner classique. Le but : établir les faits et faire des recommandations pour éviter, dans l’avenir, des pertes de vies.

C’est le nombre de pertes de vie qui détonne — 4000 — dans le réseau des CHSLD et des RPA, dans la première vague.

Les hauts gradés du ministère au début 2020 sont la ministre Danielle McCann et le sous-ministre Yvan Gendron. Dès janvier 2020, ont-ils témoigné chez MKamel, le ministère de la Santé a avisé « les PDG d’établissements » — les CISSS et les CIUSSS — qu’il fallait se préparer à affronter ce virus venu de Chine.

Petit hic : il n’y a aucune trace de ça.

Le Comité de gestion du réseau réunit les PDG des CISSS et des CIUSSS, la ministre McCann, le sous-ministre Gendron et le directeur de la Santé publique, le DHoracio Arruda. Il s’est bien réuni en janvier. Pas de trace de cette directive.

Ce n’est que le 9 mars 2020 (retenez cette date) qu’on note au procès-verbal de ce Comité de gestion du réseau qu’il faut « procéder à une mise à jour du plan de lutte à la pandémie élaboré pour le H1N1 et d’ajouter une annexe dédiée à la COVID ».

Bien sûr, le monde entier a été pris au dépourvu par ce virus, au début de 2020. Les failles de nombreux États ont été exploitées par le coronavirus, de mille façons, en commençant par l’Italie.

Non, ce qui m’irrite souverainement, c’est le déni de responsabilité du sommet de la pyramide, de la part de Mme McCann et de M. Gendron.

Non seulement ont-ils affirmé faussement à la coroner que le ministère de la Santé a avisé les CISSS et les CIUSSS de se préparer à affronter le virus dès janvier, mais l’ex-ministre et l’ex-sous-ministre ont aussi affirmé sans rire que la protection des hôpitaux et des CHSLD, eh bien, ce n’était pas la responsabilité du ministère de la Santé, mais bien celle des CISSS et des CIUSSS…

J’ai écrit cette chronique en avant-midi, mardi, avant le dépôt dévastateur du rapport d’enquête de la Protectrice du citoyen, Marie Rinfret, sur l’hécatombe en CHSLD lors de la première vague.

Le rapport de Mme Rinfret contredit clairement ce que Mme McCann et M. Gendron ont affirmé à la coroner Kamel : Québec a commencé à se soucier des CHSLD après la mi-mars 2020. Ce n’était pas sur le radar de la ministre et de son sous-ministre en janvier, contrairement à ce qu’ils ont affirmé.

Rappelons ici un fait commodément occulté par Mme McCann et M. Gendron devant la coroner : les CISSS et les CIUSSS sont des créatures du ministère de la Santé. Je répète : les CISSS et les CIUSSS sont des créatures du ministère de la Santé. Les CISSS et les CIUSSS SONT le ministère de la Santé.

Question : comment les CISSS et les CIUSSS reçoivent-ils leurs ordres du ministère de la Santé ?

Par signaux de fumée ?

Par des signes non verbaux secrets ?

Par télépathie ?

Non.

Principalement, par des notes de service signées par la personne qui occupe le poste de sous-ministre du ministère de la Santé. Et au début de 2020, cette personne s’appelait Yvan Gendron.

Si aucune note de service n’a été envoyée aux CISSS et aux CIUSSS pour leur dire de se préparer à affronter le virus chinois, ça signifie que le ministère de la Santé n’a pas avisé les CISSS et les CIUSSS de se préparer à affronter ce virus, début 2020.

* * * *

On l’a dit et répété, mille fois, depuis des décennies : le monstre de la Santé fonctionne « top-down » : les directives viennent du sommet de la pyramide et descendent vers les tentacules, comme les CISSS et les CIUSSS.

Je veux rappeler un exemple éloquent. Le mercredi 18 mars 2020, j’ai rapporté dans La Presse comment les médecins d’un hôpital de Montréal avaient commencé à préparer leur hôpital pour ce virus qui dévastait l’Italie, AVANT que la machine de la Santé ne se réveille et n’envoie des directives.

Le jeudi 12 mars, le premier ministre Legault, rappelez-vous, avait mis le Québec sur pause dans une conférence de presse dramatique. Ces médecins, ils avaient commencé à s’activer en début de semaine, dès le 9 mars (jour où le Comité de gestion du réseau a pris acte à mots couverts du virus, comme je le mentionnais plus haut)…

Ces médecins parlaient à leurs collègues italiens et ils étaient terrorisés par ce qu’ils entendaient. Et ils ont agi, ici, à Montréal, en amont. Ils ont localement pris des décisions comme la suspension de certaines chirurgies non urgentes, la fin des visites à l’hôpital, l’arrêt des consultations en clinique externes…

Que s’est-il passé ?

Eh bien, le CIUSSS leur a tapé sur les doigts !

Le lundi 16 mars, soit quatre jours — je répète : QUATRE JOURS — après la conférence de presse où le PM a mis le Québec sur « pause », le CIUSSS a dit à ces médecins qu’ils allaient trop loin et trop vite, qu’il fallait attendre le plan du ministère !

Extrait de ma chronique du 18 mars : « Ce médecin m’a joint lundi matin parce qu’il était absolument furieux : en conférence téléphonique, la direction venait d’annoncer aux médecins que les mesures mises en place allaient trop loin, plus loin que ce que les mesures du ministère de la Santé prévoyaient. Et la direction a aussi passé le message aux médecins qu’ils devaient respecter la structure hiérarchique… »

Je répète : le 16 mars, un CIUSSS disait encore à ses médecins qu’ILS ALLAIENT TROP LOIN et qu’il fallait ATTENDRE LES DIRECTIVES DU MINISTÈRE.

(Désolé pour les majuscules. Je hurle intérieurement.)

Bref, même après que le PM lui-même ait urgemment mis le Québec sur pause, le réseau de la Santé faisait encore ce qu’il fait toujours superbement bien : : attendre les directives du sous-ministre de la Santé, dans une confortable indolence.

Que l’ex-ministre McCann et que l’ex-sous-ministre Gendron tentent de refaire l’Histoire des premiers mois de 2020 est une immense couleuvre que ne devrait pas avaler la coroner.

* * *

La semaine passée, l’ex-sous-ministre Yvan Gendron et la sous-ministre Natalie Rosebush avaient assuré à la coroner que Kamel que les inspections en CHSLD, dans la première vague, avaient été documentés par des rapports… verbaux. Et s’il y avait des rapports, ils avaient été détruits.

Sachant l’obsession du ministère pour la paperasse, c’était surprenant. Ariane Lacoursière de La Presse avait ensuite révélé que, non, ces rapports existaient.

Puis, ce matin, le journaliste Thomas Gerbet a présenté ces formulaires dans son reportage.

Une ex-ministre de la Santé et une sous-ministre en exercice ont donc induit en erreur une coroner…

Ça commence à faire beaucoup de couleuvres qu’on tente, à la Santé, de faire avaler à la coroner Kamel.

RECTIFICATIF — Dans une version précédente de ce texte, l'auteur a écrit que l’ex-ministre de la Santé Danielle McCann avait affirmé à la coroner que les rapports d’inspection de certains CHSLD étaient faits de façon verbale. C’est une erreur factuelle: ce sont l’ex-sous-ministre Yvan Gendron et la sous-ministre Natalie Rosebush qui ont affirmé cela à la coroner Kamel. Nos excuses. Pour ce qui est de l’affirmation de Mme McCann faite chez la coroner selon laquelle les CISSS et les CIUSSS s’étaient fait dire par son ministère de se préparer au virus dès janvier 2020, les faits démontrent que cela est faux.