Soninder Dhingra est un des plus gros trafiquants de drogue au Québec. Il a été condamné à 15 ans de pénitencier en 2018.

Mais parce que la juge à son procès n’a pas respecté son droit à un procès en anglais, la Cour d’appel du Québec a ordonné jeudi la tenue d’un nouveau procès.

Dhingra, incarcéré depuis 2014, a déjà purgé presque la moitié de cette peine de 15 ans, et il est toujours détenu.

Si cette affaire est intéressante, ce n’est pas seulement parce qu’elle montre le faible niveau des services d’interprètes et de traduction judiciaire, même à Montréal.

C’est aussi parce qu’elle arrive à un moment on ne peut plus piquant politiquement.

Depuis un an, le ministre de la Justice et ministre responsable de la Langue française, Simon Jolin-Barrette, a décidé de mener une sorte de petit combat contre la Cour du Québec.

De tradition, quand un poste de juge est ouvert, la cour établit elle-même les exigences de candidature, selon les besoins du poste et de la région : il faut un civiliste, ou un criminaliste, ou un juge pour la Jeunesse, ou un généraliste. Et si le poste est dans la région de Montréal, la cour va généralement exiger le bilinguisme comme critère.

Ça ne posait aucun problème. C’est la cour qui connaît ses besoins.

Mais le ministre Jolin-Barrette a décidé que cette exigence de bilinguisme était une sorte de flétrissure à la langue française. Comme si la compétence du bilinguisme menaçait le français.

Il a donc décrété que la cour devrait justifier la nécessité du bilinguisme pour chaque poste de juge ouvert. Par exemple : à Longueuil, pourquoi faudrait-il un juge bilingue à la chambre civile ? Refusé.

On parle tout de même de gens « inamovibles » touchant un salaire de près de 300 000 $. Est-ce exorbitant de leur demander de parler l’anglais dans la grande région de Montréal ?

Semblerait que oui pour le ministre.

La juge en chef Lucie Rondeau a expliqué que ce n’est pas un caprice, c’est pour répondre à un droit constitutionnel, celui d’être jugé dans la langue de son choix dans un procès criminel. Et que si un beau matin une personne comparaît devant la cour et exige d’être jugée en anglais, elle y a droit, comme on a le droit d’être jugé en français à Moose Jaw.

Soit, a répondu le ministre. Qu’à cela ne tienne : si le juge ne parle pas anglais, vous n’avez qu’à appeler un interprète.

En effet, la chose semble aller de soi.

Sauf que ça ne va pas du tout de soi. Quiconque connaît la réalité des palais de justice un tant soit peu, c’est-à-dire beaucoup de gens, mais pas M. Jolin-Barrette, sait que les palais sont très mal pourvus en interprètes, qu’ils sont mal payés, ou aux abonnés absents, et que les services de traduction sont si mal garnis que les délais risquent de faire capoter les dossiers.

Qu’importe : M. Jolin-Barrette pense qu’en diminuant les exigences et les compétences des candidats juges, on fait avancer la cause du français.

Idem pour les procureurs. Pourquoi embaucher des procureurs bilingues, quand on a des interprètes sous la main ?

C’est ce pas de plus que je reproche à son projet de loi 96 : il ne suffit pas de renforcer la loi 101, de faire la promotion du français, de l’exiger de plus en plus, de franciser les immigrants ; il faudrait apparemment avoir peur du bilinguisme des professionnels.

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J’en reviens à cette affaire, que la Cour d’appel a tranchée jeudi à Montréal. Elle n’a rien à voir, en un sens. La juge du procès et les procureurs étaient parfaitement bilingues. L’accusé s’est fait reconnaître son droit à un procès en anglais, ou à une traduction – la plupart des témoins étant francophones.

Le hic, c’est que la cour était tellement mal équipée et les services si mal foutus qu’on en a été réduit à lui chuchoter la traduction des débats judiciaires à l’oreille. La cour avait pourtant promis que l’interprétation serait enregistrée séparément, ce qui va de soi : toutes les paroles sont enregistrées dans un procès en cas d’appel.

Il faut comprendre que la peur d’allonger les débats incite les juges à ne pas retenir l’option d’un interprète qui répète pour l’enregistrement ce que le témoin vient de dire dans l’autre langue. Avec raison.

Quoi qu’il en soit, le procès n’a pas vraiment eu lieu en anglais, et l’interprétation est invérifiable, parce qu’elle est chuchotée ou mal enregistrée.

Conclusion ? Nouveau procès.

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Il n’y a rien d’étonnant, de nouveau ou d’imprévisible ici. Depuis 1999, avec l’affaire Beaulac, les droits linguistiques dans les affaires criminelles au Canada ne sont pas négociables.

L’ironie, c’est que 99 % des cas concernent des francophones hors Québec. Jean Victor Beaulac, qui a donné son nom à cette cause célèbre, était accusé de meurtre en Colombie-Britannique. Il a demandé sans succès un procès en français et été condamné. La Cour suprême a annulé cette condamnation, même si c’était son troisième procès pour le même meurtre. Le jugement, sans doute le plus mémorable du juge Michel Bastarache, a été un coup de tonnerre dans le monde judiciaire canadien. Cette fois, c’est une grande portion du Canada anglais judiciaire qui criait à l’injustice et à l’exagération des droits linguistiques de la minorité francophone !

Des causes ont surgi, du Manitoba à la Nouvelle-Écosse, en passant par le Nouveau-Brunswick et l’Ontario. Le message était clair : un francophone a droit à un juge et à un procureur qui parle sa langue dans un procès criminel, partout au Canada. Les problèmes administratifs ou de personnel, les coûts : tout ça n’affecte en rien ce droit. Il est pour ainsi dire absolu et non négociable. Arrangez-vous !

Ça ne pose généralement pas de problème à Montréal, où on n’a pas de mal à trouver du personnel bilingue en règle générale.

Sauf que les services de traduction ont tellement été négligés… qu’on en arrive à ce genre de résultat.

Quand on ajoute à l’équation la contrainte de l’arrêt Jordan, qui fixe des délais rigides pour les dossiers, le niveau de difficulté augmente d’autant.

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Voilà, très simplement, très concrètement, et pas du tout politiquement, ce à quoi pensait la juge en chef Rondeau quand la Cour du Québec a déposé une requête en Cour supérieure la semaine dernière, contre le ministre.

Ce que disent les 41 pages de cette requête en gros ? Mêlez-vous donc de vos affaires, laissez-nous gérer notre cour, la langue officielle du Québec n’en souffrira pas, et il y aura moins de risques d’accident judiciaire.

L’ordonnance de nouveau procès de ce trafiquant est une sorte de preuve par l’absurde.