Pierre Duchesne arrive à l’interview avec un masque orné de fleurs de lys.

Il a quitté le journalisme et la politique, mais le nationalisme l’anime encore. Il vient de léguer un document important pour le Québec : le deuxième et dernier tome de sa biographie de Guy Rocher, un monument vivant.

Le choix du sujet s’est vite imposé. Raconter la vie de ce sociologue, c’est parcourir les moments marquants de notre histoire. À la fois intellectuel et homme d’action, il était derrière plusieurs grandes réformes comme la création de l’école publique et laïque, celle des cégeps et du réseau de l’Université du Québec, puis la mise en œuvre de la loi 101 et de la toute première politique de développement culturel. Il était aussi là pour donner la réplique à Pierre Elliott Trudeau lors de la crise d’octobre en 1970 et de l’institution du multiculturalisme. Et j’en passe – les deux tomes comptent plus de 1000 pages.

PHOTO KARENE-ISABELLE JEAN-BAPTISTE, COLLABORATION SPÉCIALE

Pierre Duchesne, auteur d’une biographie du sociologue Guy Rocher

La biographie n’était pas « autorisée ». M. Rocher n’avait donc pas de droit de regard, mais il y a collaboré en donnant accès à ses archives personnelles et en accordant pas moins de 50 interviews à l’auteur.

« Quand sa mémoire d’un évènement était incertaine, je le confrontais à ce qu’il disait à l’époque. Ça déclenchait une cascade de souvenirs… », raconte Duchesne. Il a complété en interviewant une dizaine de proches et d’observateurs.

Le récit est passionnant.

Guy Rocher est le modèle d’un intellectuel engagé dans sa cité. Premier docteur en sociologie de l’histoire du Québec, il s’est toujours inspiré de la devise de la Jeunesse étudiante catholique : « Voir, juger, agir ».

Le pouvoir n’était pas une fin en soi. Il se méfiait d’ailleurs des politiciens. En 1970, il refuse d’être candidat libéral, malgré les pressions de Robert Bourassa. Et en 1976, il ne cédera pas aux avances de René Lévesque. Il ignorera aussi plusieurs offres pour devenir recteur.

Ses causes, il les choisit.

La première, c’est l’enseignement. Pour lui, la classe n’est pas un endroit pour militer. Il veut faire apprendre, et non endoctriner. Cela le place en tension avec les marxistes, dominants en sociologie à l’époque.

Mais M. Rocher n’hésite pas à s’engager. Aux slogans révolutionnaires, il préfère l’action réformiste. Membre de la commission Parent sur l’éducation, il s’impliquera aussi dans la création du réseau de l’Université du Québec, pour ensuite devenir vice-président du Conseil des arts du Canada, puis l’équivalent de sous-ministre pour la langue en 1976.

Le lyrisme des débuts du gouvernement Lévesque finira par céder au désenchantement. Au début des années 1980, il retourne pour de bon à l’université. Il jette les bases de la sociologie du droit dans un nouveau centre de recherche à l’Université de Montréal.

Cette vie exige des sacrifices. Durant la commission Parent, il arrivait tard pour le souper. Il faisait la vaisselle avec ses quatre filles pour passer quelques minutes de plus avec elles, puis il s’engouffrait dans son bureau au dernier étage de la maison pour reprendre le travail.

Et comme sous-ministre, le poulet était livré à 23 h 30, car le travail se poursuivait dans la nuit pour accoucher dans l’urgence de ce qui deviendra la Charte de la langue française.

* * *

Guy Rocher appartient à cette génération de bâtisseurs qui ont tant donné.

La biographie rappelle que le Québec revient de loin. En 1960, la moitié des francophones avait moins de six années de scolarité. L’équivalent d’un diplôme de primaire.

L’Église contrôlait ce système élitiste, du début à la fin. Le recteur de l’Université de Montréal était nommé à Rome, et il ne pouvait être divorcé.

Le premier ministre Lesage qualifiait encore l’athéisme de « maladie de l’esprit ». Il faisait même lire des projets de loi au cardinal Léger avant de les déposer.

Au début de sa commission, Mgr Parent portait la soutane et le ceinturon. À la fin des travaux, il était en col romain. C’était durant le concile Vatican II, quand la messe a cessé d’être dite en latin par un curé faisant dos à ses fidèles.

Rocher lui-même était croyant. Lors de conflits avec sa première femme, il relit sa bible, à la recherche de repères. Même chose durant la crise d’Octobre.

Sa laïcité ne se faisait pas contre la religion. Si l’État doit être neutre, soutient-il, c’est pour protéger la liberté de conscience des élèves.

Au milieu des années 1970, il finira par perdre sa foi dans le Canada, et sa foi tout court.

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Pierre Duchesne, auteur d’une biographie du sociologue Guy Rocher

Ce n’est pas quelqu’un qui suit les modes. Il prend son temps, il réfléchit avant de bouger.

Pierre Duchesne, à propos de Guy Rocher

Mais quand son idée est faite, il n’accepte pas les compromis arbitraires. En politique, ses modèles sont Paul Gérin-Lajoie et Camille Laurin. Deux amis qui se sont battus contre les hésitations de leurs premiers ministres respectifs, Lesage et Lévesque.

Homme de gauche, M. Rocher se méfie de l’influence américaine et du pouvoir de l’argent sur la politique. Pour lui, l’action et la pensée vont ensemble. Il sera parmi les premiers à développer une critique du multiculturalisme canadien.

Trudeau père renie le lien entre la langue et la culture et prétend que l’idéologie du Canada serait désormais de n’en avoir aucune. M. Rocher y voit un piège : la vision anglo-saxonne restera dominante et étouffe celle du Québec.

Comme sociologue du droit, il prend un recul critique face aux chartes des droits et libertés. Il y voit un « transfert du sacré » vers l’individu. À ses yeux, cet individualisme radical insiste trop sur ce qui divise les gens au lieu de valoriser ce qui les unit. Le lien social s’en fragilise.

M. Rocher a souvent été accusé de conformisme. C’est une tentation contre laquelle il avoue se battre. Mais aujourd’hui, il déplore surtout que le Québec ne soit pas allé assez loin. La commission Parent reste une œuvre inachevée. Les francophones n’ont pas encore complètement éliminé leur retard scolaire, et les inégalités recommencent à se creuser à cause de la montée de l’école privée.

Il regrette aussi d’avoir proposé des polyvalentes trop grosses et de ne pas avoir convaincu le gouvernement Lévesque d’appliquer la loi 101 aux cégeps.

Et il y a bien sûr la laïcité. Malgré ses 97 ans, M. Rocher a récemment agi à titre de témoin expert pour défendre la loi 21, qu’il juge raisonnable et même timide.

Ses arguments sont les mêmes que durant la commission Parent. Ses critiques le lui reprochent en disant que ce qui valait pour une société qui choisit elle-même de se séculariser serait inadéquat pour gérer le pluralisme religieux.

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Duchesne lie habilement l’histoire de l’homme à celle de sa société. À travers plusieurs anecdotes, il nous invite aussi dans les coulisses de l’État pour voir les relations parfois tendues entre l’administration publique, les élus et leurs conseillers.

Il montre également l’influence que les intellectuels avaient autrefois en politique. Par exemple, en 1976, le ministre Laurin avait deux bras droits : M. Rocher et Fernand Dumont. Ils ont ensuite collaboré avec le ministre de la Culture, l’historien et éditeur Denis Vaugeois.

Cette figure du sociologue généraliste, capable de poser un regard d’ensemble sur le Québec, devient plus rare, déplore Duchesne.

Guy Rocher a été laissé de côté par la commission Bouchard-Taylor, ce qui semble l’avoir déçu. Il est toutefois encore sollicité à l’occasion. Y compris par d’anciens étudiants, comme l’ancienne ministre libérale de l’Éducation Michelle Courchesne, qui a demandé son aide en 2009 pour mettre fin à la grève des profs de l’UQAM.

Voilà un de ses legs : ses milliers d’étudiants qui occupent maintenant des postes dans l’enseignement, la fonction publique et la politique. Il laisse aussi plusieurs ouvrages, dont une introduction à la sociologie en trois volumes.

Mais son plus grand héritage est peut-être ailleurs. Dans son ouverture d’esprit, sa générosité et sa douceur. Dans son intelligence du débat. « Cela s’entend même dans sa voix », ajoute Duchesne.

M. Rocher discute plus qu’il ne milite. Il écoute, se remet en question et reconnaît les mérites de son adversaire. Et à 97 ans, même s’il avoue craindre la mort, il pense encore à l’avenir. Un optimiste ? Plutôt un « combatif », écrit son biographe.

Après avoir consacré cinq années à ce projet, Duchesne passe maintenant à autre chose. Outre ses occasionnelles charges de cours à l’université, il complète un doctorat en journalisme politique.

Quel lien faire entre les deux projets ? « Jusqu’aux années 1960, on pratiquait un journalisme dans l’ensemble assez révérencieux. Aujourd’hui, le style est plus défiant, mais polarisant aussi », répond-il.

Et selon lui, on pourrait beaucoup apprendre de Guy Rocher. De son mélange de rigueur et de sagesse.