On avait déjà droit à l’hymne national avant chaque messe, pardon, avant chaque match de hockey au Centre Bell. Signe des temps, voilà que la Sainte-Flanelle nous offre un autre rituel d’avant-match : la reconnaissance territoriale.

« Les Canadiens de Montréal souhaitent reconnaître les Kanyen’kehà : ka, également connus comme la Nation mohawk, pour leur hospitalité sur le territoire traditionnel et non cédé où nous sommes aujourd’hui », entendra-t-on résonner au Centre Bell, un hot-dog dans une main, une bière beaucoup trop chère dans l’autre.

C’est formidable, la reconnaissance territoriale. C’est un pas important – en théorie, du moins – vers la réconciliation avec les peuples autochtones. Sauf que dans le cas qui nous occupe, beaucoup d’historiens affirment que Montréal ne fait pas partie du territoire ancestral de la Nation mohawk.

C’est notamment le cas des historiens Denys Delâge et Alain Beaulieu, tous deux experts en la matière. C’était aussi le cas de l’anthropologue Serge Bouchard, avant sa mort.

Et ce n’est pas un détail anodin.

C’est même central dans l’histoire. Comment peut-on reconnaître qu’un territoire n’a pas été cédé par une nation si le territoire en question… ne lui a jamais appartenu ?

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Résumons grossièrement. En 1603, Samuel de Champlain décrivait la vallée du Saint-Laurent, parfois fréquentée par les Innus et les Algonquins, comme une sorte de no man’s land, a expliqué Alain Beaulieu dans nos pages Débats, en 2017.

Lisez le texte d’Alain Beaulieu

L’île de Montréal était alors inhabitée. Les Iroquoïens que Jacques Cartier avait rencontrés à Hochelaga, 68 ans plus tôt, avaient été décimés – par la maladie ou par un conflit, on ne le sait pas.

Toujours est-il que les Mohawks n’ont migré du sud du lac Ontario vers la vallée du Saint-Laurent qu’après la « paix universelle » imposée par les Français à tous ses alliés autochtones, en 1666.

Aujourd’hui, les Mohawks affirment que leurs ancêtres étaient liés aux Iroquoïens d’Hochelaga et qu’ils sont simplement revenus vivre sur leur territoire ancestral.

Mais ce n’est pas ce que racontent les fouilles archéologiques, les écrits de l’époque et même la tradition orale recueillie auprès des Mohawks au XVIIIsiècle…

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Le Canadien n’a rien inventé. D’autres clubs, comme les Jets de Winnipeg et les Sénateurs d’Ottawa, reconnaissent déjà que leurs joueurs manient la rondelle sur des territoires autochtones ancestraux. D’un océan à l’autre, des politiciens le font. Des universitaires le font.

Les entrepreneurs ont sauté dans le train en marche.

Il y a dix ans, la pratique était révolutionnaire. Il s’agissait de provoquer la réflexion, voire un inconfort. L’auditoire devait réaliser à quel point les peuples autochtones avaient été effacés de l’histoire du Canada.

Et comprendre que cette histoire n’était pas terminée.

Désormais, malheureusement, on a l’impression d’assister à un rituel navrant. La pratique est devenue une sorte de norme protocolaire. Trop souvent, on psalmodie une formule sans réfléchir, presque par automatisme, en massacrant deux ou trois mots autochtones au passage.

Trop souvent, plus personne n’écoute.

On débite l’incantation et on s’empresse de cocher une case. On signale sa vertu. On pratique la justice sociale à peu de frais, sans effort, comme on ferait de la peinture à numéros. Ça donne bonne conscience.

Et ça permet de ne rien changer.

Tenez, la semaine dernière, au Nouveau-Brunswick, le ministre de la Justice a transmis une note aux fonctionnaires de la province. Il les a sommés de ne plus utiliser le terme « non cédé » avant leurs réunions ou dans leurs courriels.

C’est que des nations autochtones ont entamé des poursuites contre le gouvernement du Nouveau-Brunswick. Elles revendiquent… 60 % du territoire de la province maritime.

Autrement dit, quand ça devient menaçant, on cesse de reconnaître quoi que ce soit. Il ne faudrait surtout pas que nos belles paroles aient une portée juridique quelconque.

C’est bien joli, ces déclarations… tant que ça ne veut rien dire.

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Les reconnaissances territoriales font-elles, ironiquement, plus de mal que de bien ? Minent-elles les efforts de réconciliation qu’elles prétendent appeler de leurs vœux ?

Aux États-Unis, en tout cas, l’Association des anthropologues autochtones vient d’exiger une trêve de reconnaissances territoriales, notant que rien ne démontre qu’elles conduisent à des changements concrets ou mesurables.

Au Canada, l’écrivain anishinaabe Hayden King, qui a participé à la rédaction de la déclaration de l’Université Ryerson, regrette maintenant de l’avoir fait. Il a réalisé à quel point cette pratique pouvait être superficielle. Elle pouvait même servir de prétexte pour ignorer les traités conclus avec les nations autochtones…

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Quand ça vient d’une organisation comme le Canadien de Montréal, on peut y voir du courage, de l’initiative, une rafraîchissante ouverture d’esprit.

Mais on peut y voir, aussi, une opération de relations publiques.

Ce ne serait pas si étonnant de la part d’une entreprise dont l’éthique et a été sévèrement remise en question, il y a à peine trois mois, lors du repêchage de Logan Mailloux dans les circonstances lamentables que l’on sait.

Mais peut-être suis-je trop cynique. Au moins, le Canadien fait (un petit) quelque chose. Au moins, il reconnaît que ce territoire qu’on appelle le Canada était habité depuis des temps immémoriaux lors de l’arrivée des Européens.

Habité par qui, au juste, à Montréal ?

Ah, ça… peut-être ne devrions-nous pas nous encombrer de ce détail, au nom de la réconciliation.

Peut-être. Mais je doute que la réconciliation puisse se faire au prix de la vérité.