C’est l’histoire de deux médecins spécialistes qui occupent un petit local d’un hôpital au nord de Montréal. Ils sont juste eux deux, dans ce petit local. 

Et ils ont besoin d’une imprimante.

Simple ?

Que nenni !

Suivez le guide en Absurdistan, mesdames et messieurs.

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Un hôpital relève, comme chacun le sait, d’un CISSS, un Centre intégré de santé et de services sociaux. Ou alors d’un CIUSSS, un Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux.

Pour obtenir une imprimante, il faut faire une demande au CISSS. Pas à l’hôpital lui-même. Ai-je dit qu’il faut demander cette imprimante au CISSS ? En fait, non, ce n’est pas tout à fait exact : le CISSS s’adresse à la DRILLL.

Oui, la DRILLL !

La Direction des ressources informationnelles de Laval, des Laurentides et de Lanaudière. C’est la DRILLL des CISSS de Laval, des Laurentides et de Lanaudière qui traite ce genre de demande de matériel informatique, dans le vaste archipel d’acronymes et de sigles dans les CISSS de ces trois régions. Les deux médecins relèvent d’un de ces CISSS.

Ça commence le 10 septembre, un médecin envoie les mots suivants à pas moins de 13 personnes, mots résumant son désarroi devant la tâche apparemment titanesque de brancher deux ordinateurs à une imprimante : « Comme je ne sais pas à qui m’adresser, après multiples communications et démarches depuis un mois, et un avertissement plusieurs mois d’avance que nous aurions besoin d’une IMPRIMANTE dans notre nouveau bureau lors de notre déménagement, je me permets d’envoyer ce courriel à toutes les personnes que je connais qui pourraient être de près ou de loin impliquées… »

Le doc explique que « faute d’action concrète » depuis des semaines, il a lui-même tenté d’installer une imprimante pour lui et son collègue. « Mais je ne peux pas, car je n’ai pas les accès administrateur », jalousement protégés par les gens de l’informatique.

« Je rappelle qu’il s’agit d’une demande d’IMPRIMANTE dans le local, il ne s’agit pas d’un PET SCAN ou d’un appareil pour faire du Gamma Knife en radiothérapie neurochirurgicale », poursuit le médecin, invoquant l’achat d’appareils médicaux de pointe.

Ce SOS du 10 septembre de deux médecins à 13 personnes dont les suffixes de courriels finissent tous avec @ssss.gouv.qc.ca a alors lancé une autre chaîne de courriels qui s’est étirée pendant trois semaines. Cette chaîne de courriels a impliqué pas moins de 16 personnes.

Il est question de « demande officielle à votre chef administratif », de « délais de jours ouvrables » pour la visite d’un technicien, délais qui sont « variables selon les régions », et d’une technicienne qui se « dé-assigne » d’un billet de commande. Bref, la poutine habituelle des bureaucraties qui ne peuvent pas ne pas s’enfarger dans les fleurs du tapis des procédures.

À travers tout cela, un des médecins qui réclame une imprimante garde son humour (noir) : « Bref, est-ce que quelqu’un SVP, pour l’amour du Saint-Père, peut nous installer une IMPRIMANTE, SVP ? Je suis prêt à payer de ma poche et donner un boni de performance de 500 $ s’il le faut, ou 1000 $. »

Une semaine après le SOS, le 17 septembre, miracle, les médecins ont appris qu’un bon de commande avait été émis par le DRILLL pour l’achat et l’installation d’une imprimante dans leur petit local.

C’était le début de quelque chose, mais pas la fin du voyage en Absurdistan.

Car en lisant attentivement le bon de commande pour l’imprimante, les docs ont compris que la DRILLL du CISSS s’était engagée sur un contrat de cinq ans pour une imprimante, au coût total de…

(Attachez vos tuques, à ce point de la chronique, ne pensez pas aux taxes et impôts que vous payez annuellement, prenez une gorgée de tisane, respirez par le nez et tentez de ne pas briser d’objets fragiles se trouvant à votre portée.)

… de plus de 6000 $.

Oui, 6000 $, contrat de cinq ans qui inclut le coût de l’imprimante (autour de 800 $), l’entretien, les cartouches d’encre noir et blanc et les cartouches d’encre de couleur et la garantie.

Note d’une technicienne de la DRILLL : « Notez que la garantie n’est pas de 5 ans, mais de 3, et que les imprimantes de notre parc brisent définitivement après quatre ans. Il faudrait donc en racheter une neuve après 5 ans… »

Consommation de copies anticipées sur cinq ans pour les deux médecins, selon les savants calculs de la DRILLL : 60 000 ! Bien au-delà de leurs besoins.

Les deux médecins ont eu la même réaction que vous, chers lecteurs : WTF ?

Courriel interloqué d’un des deux médecins aux responsables : « Nous sommes estomaqués. Nous n’avons besoin que d’une simple imprimante de Bureau en gros à 200 $. Nous trouvons totalement aberrant que les contribuables payent pour ceci. Le Québec est déjà dans le rouge, soyons respectueux envers tous ceux qui paient déjà beaucoup d’impôts. Dites-nous que nous nous trompons et que cette imprimante ne coûte pas ce qui est indiqué sur ce contrat… »

Courriel de l’autre médecin à sa hiérarchie : « On n’a jamais demandé une imprimante couleur dotée d’un scan […] Ceci étant dit, on VEUT une imprimante alors on est un peu désespérés, rendus à ce stade. Même si c’est un peu débile. »

Je résume la réponse de la machine aux réserves des docs face à une imprimante à 6000 $ trop performante pour les besoins : oui, bon, désolé, mais c’est ainsi qu’on fait les choses, la standardisation des achats crée au final, à l’échelle des CISSS, « de grosses économies ».

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Peut-être que c’est juste une histoire d’imprimante. Peut-être, mais j’en doute.

Je dis ceci : si le dinosaure de la Santé met des semaines et des mois à doter deux médecins d’une imprimante qui, au final, est obligatoirement hors de prix pour leurs modestes besoins…

Imaginez comment le dinosaure de la Santé traite les choses vraiment compliquées.