De Montréal à Tokyo, des millions d’internautes ont ragé, lundi, quand une panne planétaire a paralysé Facebook. Mais pas Frances Haugen. Au contraire. Pour elle, ces heures suspendues représentaient une courte trêve, presque une bénédiction.

« Je ne sais pas pourquoi c’est tombé en panne, mais je sais que pendant plus de cinq heures, Facebook n’a pas été utilisé pour creuser des divisions, ni pour déstabiliser des démocraties, ni pour faire en sorte que des femmes et des jeunes filles se sentent mal dans leur corps », a déclaré la lanceuse d’alerte, mardi, devant un parterre de sénateurs américains.

Le ton était donné. Le géant du web, déjà ébranlé par la panne et par une série de reportages-chocs dans la presse américaine, n’avait qu’à bien se tenir.

D’entrée de jeu, le sénateur démocrate Richard Blumenthal a prévenu que Facebook faisait face à son « moment Big Tobacco ». Vous savez, ce moment où les États-Unis ont réalisé que l’industrie du tabac faisait tout pour cacher les effets néfastes de ses produits…

Le cancer du poumon ? Mais non, voyons… qu’est-ce qui peut bien vous faire croire ça ?

En réalité, Big Tobacco savait pertinemment que la nicotine entraînait une grave dépendance. L’industrie savait tout aussi pertinemment que fumer tuait les gens. Mais elle feignait l’ignorance pour continuer de s’en mettre plein les poches.

Facebook sait, lui aussi.

Il sait que ses applications créent une dépendance toxique, en particulier chez les jeunes. Il sait qu’Instagram renvoie une image du corps parfait qui mine trop souvent la confiance – et la santé mentale – des adolescentes.

Il sait que ça les pousse parfois au suicide.

Comme Big Tobacco, Facebook a discrètement mené des études qui confirment tout ça. Comme Big Tobacco, il continue de faire la promotion de produits qu’il sait dangereux pour la santé des jeunes.

Et comme Big Tobacco, il le fait pour une raison. Une seule raison, toute bête : s’en mettre plein les poches.

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Le sénateur Blumenthal parle de « faillite morale ».

Il n’existe pas de termes plus justes pour décrire le sombre tableau que brosse Frances Haugen de son ancien employeur. L’une des études qu’elle a contribué à révéler au grand jour montre par exemple à quel point Facebook exploite les insécurités des adolescentes.

Non seulement les filles deviennent-elles plus déprimées en consultant Instagram, mais aussi cette déprime les pousse… à consulter encore plus souvent Instagram !

Autrement dit, des millions d’enfants s’enfoncent toujours plus profondément dans un trou noir. Et Facebook ne fait rien, parce que ça risquerait de rogner ses profits…

« Quand nous avons réalisé que l’industrie du tabac cachait les dommages qu’elle causait, nous avons agi, a rappelé Frances Haugen aux sénateurs. Je vous implore de faire la même chose ici. »

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La lanceuse d’alerte de 37 ans sera-t-elle celle qui fera vaciller l’empire Facebook ? Pour une fois, républicains et démocrates s’entendent : il faut réguler l’entreprise pour protéger les enfants. « Vous avez été un catalyseur pour le changement comme je n’en ai encore jamais vu », a confié le sénateur Blumenthal à cette courageuse ingénieure informatique.

Quand Frances Haugen a été embauchée comme cheffe de produit, en 2019, un de ses amis venait d’être happé par les théories du complot. Il était tombé dans le trou noir. Elle s’était promis de lutter, de l’intérieur, contre la désinformation en ligne.

Elle a quitté Facebook au bout de deux ans – et d’une violente émeute, au Capitole, largement portée par le réseau social. Avant de partir, elle a photocopié des milliers de documents, qu’elle a coulés au Wall Street Journal.

Ces documents ont fourni la matière première pour les Facebook Files, fracassante série de reportages qui révèlent à quel point Facebook fait systématiquement passer les profits avant l’humain.

Pour capter l’attention de ses utilisateurs le plus longtemps possible, Facebook leur présente des contenus susceptibles de les faire réagir. Or, ce qui provoque les réactions les plus vives, c’est la colère, plus que toute autre émotion.

Voilà pourquoi la désinformation, les contenus haineux et les publications qui divisent la société sont extrêmement populaires sur le réseau social.

Voilà pourquoi tout fout le camp, dans le monde réel.

Facebook pourrait éviter ça. Mais le réseau social a compris que s’il modifie son algorithme, les utilisateurs passeront moins de temps sur le site et cliqueront moins sur les publicités. Bref, il fera moins d’argent. Alors, il ne le fait pas.

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On savait déjà tout ça.

Il y a eu des enquêtes journalistiques avant celle du Wall Street Journal. Il y a eu des lanceurs d’alerte avant Frances Haugen. Il y a des années qu’on répète que le modèle d’affaires de Facebook menace nos démocraties.

The Social Dilemma, documentaire de Netflix, a montré en 2020 à quel point ces technologies provoquent des dépendances et déstabilisent des sociétés entières.

En reportage au Sri Lanka, en janvier 2019, j’ai pu constater à quel point la désinformation colportée sur Facebook pouvait mettre le feu aux poudres. Là-bas, le réseau social avait attisé les violences interreligieuses entre des bouddhistes radicaux et des membres de la minorité musulmane, au point de se transformer en machine à tuer.

En Birmanie, l’année précédente, Facebook avait joué un « rôle déterminant » dans la crise qui a mené au nettoyage ethnique des musulmans rohingya.

On savait toutes ces horreurs. Mais voilà qu’on apprend que Facebook le savait aussi, dans le très fin détail. Des rapports lui confirmaient que l’utilisation de ses plateformes pouvait avoir des conséquences désastreuses.

Des employés avaient sonné l’alarme. Ils avaient parlé de trafiquants humains au Moyen-Orient, de groupes armés en Éthiopie, de vente d’organes, de pornographie, de propagande, de recrutement de terroristes, de répression de dissidents politiques. Facebook savait tout ça.

Et il n’a rien fait.

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Il faut mettre un frein aux délires de croissance de Facebook. Sans quoi, la violence et la haine partiront en vrille, elles aussi, a prévenu Frances Haugen. « Ce que nous avons vu en Birmanie, ce que nous voyons maintenant en Éthiopie ne sont que les chapitres d’ouverture d’une histoire tellement terrifiante que personne ne veut en lire la fin. »

« Nous avons le temps d’agir, mais il faut le faire maintenant », a-t-elle dit aux parlementaires. Le géant de Menlo Park, en Californie, doit absolument être réglementé. Il doit être tenu responsable, une fois pour toutes, de ce qu’il fait.

Et surtout, de ce qu’il ne fait pas.

Il doit nous expliquer pourquoi il choisit d’empocher des milliards en jouant avec nos têtes. Avec celles de nos enfants. Avec notre sécurité. Avec nos démocraties.