Pour bien des gens, les images de migrants franchissant le chemin Roxham évoquent avant tout un problème. « Mon Dieu, des illégaux ! », disent-ils, ignorant qu’il n’y a rien d’illégal à demander l’asile.

En voyant aux nouvelles de jeunes Nigérians ou Congolais franchir les frontières, Isabelle Chiasson, entraîneuse de basket à l’école secondaire Saint-Laurent, se disait tout autre chose. « Mon Dieu, plein de nouveaux joueurs de basket ! »

Elle le disait à la blague. Mais finalement, ce n’était pas juste une blague.

Un soir de janvier 2020, Isabelle a croisé Jessy, un ado venu disputer un tournoi de basketball à son école. Elle n’a pas eu de mal à le repérer. Avec ses 6 pi 9 po, il ne peut passer inaperçu. À côté, son entraîneur adjoint de 6 pi 2 po paraissait presque petit. « Eh boy ! À la grandeur que t’as, c’est clair que je te recrute ! »

Jessy venait de s’érafler l’avant-bras. Ça saignait. Isabelle lui a proposé de faire son pansement tout en le mitraillant de questions.

« C’est quoi, ton nom ? T’as quel âge ? Tu vas à quelle école ? As-tu un compte Instagram ? OK, je vais te trouver ! »

Il est parti. Et Isabelle s’est mis un objectif en tête : le faire revenir au sein de son équipe, l’Express.

Elle a commencé à lui écrire sur Instagram. Pourquoi jouait-il « civil » ? Avait-il pensé à s’inscrire dans une école où il y a un programme de basket plus avancé ?

De fil en aiguille, la coach a compris que son « petit » Jessy de 6 pi 9 po était un jeune d’un grand courage, sans famille au Québec. Demandeur d’asile congolais, le basketteur prometteur était arrivé seul au pays à l’âge de 16 ans, par le chemin Roxham.

« Ça m’a permis de m’ouvrir les yeux sur une réalité dont j’ignorais tout. J’ai décidé que j’allais défoncer des portes pour lui. »

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Jessy sourit timidement en se souvenant des premiers échanges avec Isabelle.

« Au début, je me méfiais un peu. Je me disais : “Qu’est-ce qu’elle me veut ? Je viens à peine d’arriver !” »

Il a vite réalisé qu’elle voulait avant tout son bien.

Elle a vite réalisé que les chemins qui mènent au bien sont parfois plus sinueux que l’on pense.

« Je ne connaissais rien à l’immigration. Je me suis dit : “C’est un jeune comme un autre à inscrire à l’école. Ça va être simple…” Mais je ne savais pas dans quoi je m’embarquais ! »

À cause du statut migratoire de Jessy, de son âge, de son code postal, de son niveau scolaire à cheval entre la deuxième et la troisième secondaire, l’inscrire à l’école Saint-Laurent avait quelque chose de kafkaïen.

Son profil n’entrait parfaitement dans aucune case. Ni en classe ordinaire, ni à l’éducation des adultes, ni en classe d’accueil. Pas à niveau en maths pour le régulier. Trop bon en français pour l’accueil. Pas du tout le profil d’un élève à l’éducation des adultes…

De concert avec la travailleuse sociale du PRAIDA (Programme régional d’accueil et d’intégration des demandeurs d’asile) et l’appui de collègues, Isabelle a écrit des lettres, cogné à de nombreuses portes.

« Quand je me bats pour quelqu’un, je vais me battre longtemps. Ces batailles-là, j’y crois ! Moi, j’ai pas d’enfants. Mes enfants, c’est mes joueurs de basket. »

Pour ses enfants, qui viennent pour la plupart de milieux immigrants défavorisés, l’entraîneuse de 45 ans originaire de Sept-Îles ne ménage aucun effort. Elle les inscrit à l’aide alimentaire, les emmène se faire vacciner le soir, leur trouve des chaussures, s’informe de leurs résultats scolaires, les engueule tout en les maternant au besoin.

Pour Jessy, la bataille s’est terminée dans le bureau du directeur avec une coach en larmes. « J’ai fini dans son bureau en braillant. Je lui disais : “On a un jeune qui n’a pas de famille. Et on lui refuse l’inscription pour des questions de chiffres et d’administration !?” »

Le directeur a tranché : « OK, c’est bon, on va le prendre ! »

« Après une semaine, tout le monde disait : “Ah ! Il est fin, il est tellement gentil.” Ils ont connu l’humain au-delà des chiffres. »

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Dans le local de la coach, Jessy est assis devant moi, sous le regard bienveillant d’Isabelle. Lorsque je lui demande de me raconter son parcours, Isabelle décide de nous laisser seuls. Elle ne pose jamais ce genre de questions à ses joueurs. Elle qui est à la fois intervenante sociale et entraîneuse, elle n’aime pas mêler les deux.

« Quand une fille coache des gars, les gars veulent avoir l’air tough à côté de moi. Je ne mélange pas les deux chapeaux : “Raconte-moi ta vie” le jour et le soir, en pratique, “Je vais te crier dessus” ! »

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Jessy

Jessy a eu 18 ans en juin dernier. Deux semaines avant son anniversaire, à son grand soulagement, sa demande de statut de réfugié déposée en 2019 a été acceptée.

Né à Kinshasa, il a eu une enfance marquée par des persécutions en raison des conflits ethniques qui déchirent la République démocratique du Congo. « Ma mère est née dans le Kivu, près du Rwanda. Et il y a un conflit entre le Rwanda et le Congo depuis longtemps. Si tu viens de ce côté-là du pays, forcément, on te regarde de travers. Tu ne peux rien faire parce que la police est corrompue. »

À l’adolescence, après s’être distingué au basketball, il a obtenu une bourse de sport-études pour se rendre aux États-Unis. Sa mère l’a encouragé à y aller. « Elle s’est dit que je serais beaucoup plus en sécurité là-bas. »

Il est d’abord allé à St. Louis, puis à Atlanta. Après une blessure qui l’empêchait de jouer, on lui a dit : « T’es blessé, on ne peut pas payer tes études ou s’occuper de toi. Tu vas devoir rentrer au Congo. »

Pour Jessy, qui avait perdu contact avec sa mère dans la foulée des violences qui avaient secoué la RDC lors des élections de 2018, rentrer dans son pays était trop risqué. Il a demandé conseil à ses grandes sœurs qui vivent en France. « Elles m’ont dit : “C’est mieux d’aller au Canada. C’est un pays libre où on respecte plus les droits de l’homme en comparaison des États-Unis.” »

C’est ainsi que l’ado qui n’avait que 16 ans a pris le chemin des frontières un jour d’août 2019. Il s’est informé auprès d’amis à l’école. « J’ai pris un bus jusque dans l’État du Maine, puis vers le Vermont. Le bus m’a déposé dans une station d’essence où il y avait plusieurs chauffeurs de taxi. Puis j’ai pris un taxi vers la frontière. »

En s’avançant seul vers le chemin Roxham, il était très nerveux. Il avait une valise et un sac à dos. Pour seules pièces d’identité, son passeport congolais et des bulletins scolaires. « Quand je suis arrivé à la frontière, on m’a dit : “Si vous traversez, vous serez arrêté.” J’avais peur. Je ne me suis jamais fait arrêter, alors je me demandais ce qui allait se passer… »

Il a passé toute une journée à attendre dans un petit local. Après des procédures d’identification et de sécurité, on lui a permis de parler à une avocate et on lui a dit qu’il était libre. On l’a déposé dans un centre jeunesse pour la nuit. Puis, le matin, il a été envoyé à Montréal, où il a été pris en charge par une agente du PRAIDA. Un ami de sa mère, réfugié congolais vivant au Québec, lui a été désigné comme tuteur.

Sa première année scolaire au Québec, interrompue par la pandémie, a été ardue. Il était en échec en maths. Il avait l’estime de soi à zéro.

Dès qu’il a pu mettre les pieds à l’école Saint-Laurent l’année suivante, tout a changé.

« Ici, pour la première fois, j’ai été fier de moi. J’ai pu parler de ma situation avec Isabelle. Elle m’a trouvé une tutrice en maths. J’avais aussi une excellente prof de maths, qui était toujours là derrière moi. Quand tu te sens bien entouré de gens qui veulent vraiment que tu réussisses, t’as plus d’énergie pour bien accomplir les choses. »

Son rêve ? Suivre les traces de son idole Giannis Antetokounmpo, qui, avant d’être un joueur étoile de la NBA, était un enfant sans-papiers en Grèce. « Il a la même physionomie que moi, il a eu les mêmes problèmes. La saison passée, c’est lui qui a fait gagner son équipe. C’est une personne qui est très persévérante. »

Comme il a 18 ans, Jessy est désormais inscrit à l’éducation des adultes. Il poursuit l’entraînement avec l’Express, sous le regard toujours bienveillant d’Isabelle.

Grâce à elle et à tous ceux qui l’ont soutenu et ont cru en lui, il peut de nouveau rêver.

« Je leur suis vraiment reconnaissant. Je ne me suis jamais senti aussi en paix qu’au Québec. »