Ça joue dur à Saint-Bruno-de-Montarville.

« Attaque à la hache sur des pancartes électorales. » Vous avez peut-être vu passer ce reportage, le 24 septembre, dans Le Journal de Montréal. Un homme avait détruit à coups de hache les affiches d’Isabelle Bérubé, candidate à la mairie de la paisible ville de la Rive-Sud. On a même eu droit à une photo floue de l'« auteur du carnage électoral ».

Vincent Dupuis l’a vu passer, ce reportage. Et il n’était pas content. Après tout, Isabelle Bérubé n’était pas la seule à se faire vandaliser ses pancartes. « C’est assez bas et lâche de sa part », a-t-il pesté sur Facebook.

Vincent Dupuis a écrit cela dans un groupe de discussion Facebook destiné aux habitants de Saint-Bruno. Le genre d’endroit virtuel où se retrouvent les électeurs pour s’informer des enjeux locaux, en vue du scrutin municipal de novembre.

Ça tombe bien, Vincent Dupuis est très au fait de ces enjeux locaux. Tout comme quatre autres internautes, qui se présentent comme de simples citoyens.

Tous les cinq sont critiques, pour ne pas dire hargneux, envers Isabelle Bérubé et son équipe. Ils parsèment les groupes de discussion de remarques fielleuses, du genre : « L’autre clique à Bérubé, on est pu capable (sic) ».

Tous les cinq ont créé leur profil Facebook à peu près à la même période, le printemps dernier.

Tous les cinq ont fermé leur compte en même temps, dimanche. Ils ont disparu du monde virtuel aussi vite qu’ils y étaient apparus. Sans laisser de traces.

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Vous l’aurez compris, Vincent Dupuis n’est pas Vincent Dupuis.

L’homme qui tient un bébé naissant sur la photo de profil s’appelle Adam Wright. C’est un Américain qui habite Kansas City. Quelqu’un a usurpé son identité pour faire de la petite politique à Saint-Bruno-de-Montarville.

CAPTURE D'ÉCRAN TIRÉE DE FACEBOOK

Faux profil de Vincent Dupuis

CAPTURE D'ÉCRAN TIRÉE DE TWITTER

Tweet d'Adam Wright

Le bébé qu’Adam Wright tient dans ses bras, sur la photo volée, c’est le garçon qu’il attendait avec sa femme, Kaitlyn. Leur premier enfant. Le couple, très amoureux, avait la vie devant lui.

Le 8 décembre dernier, Adam Wright s’est réveillé à 4 h du matin. Sa femme se tordait de douleur. Éclampsie, crises convulsives, hémorragie cérébrale. Tout s’est passé très vite. Le temps de se rendre à l’hôpital, Kaitlyn était déjà plongée dans un coma irréversible.

Le bébé qu’elle portait est mort, lui aussi.

Adam Wright l’a pris dans ses bras, pour la première et dernière fois, avant qu’on l’emporte. Quelqu’un a pris une photo. Il l’a publiée sur Twitter. « Je te promets d’aider à faire de ce monde un monde meilleur, sinon pour toi, alors en ton honneur », a-t-il écrit à son fils mort-né.

Des milliards de photos diffusées sur le web, c’est celle-là qu’un troll québécois a jugé bon de s’approprier pour invectiver des candidats aux élections de Saint-Bruno. Franchement, il y a de quoi se décourager de l’humanité tout entière.

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Adam Wright, on le comprend, est bouleversé par cette affaire. « Je pleure encore la perte de ma femme et de mon fils, que j’ai tous deux perdus en décembre dernier, m’écrit-il. Alors, tomber sur une image aussi personnelle et spéciale pour moi – la seule que j’ai de moi tenant mon fils dans mes bras – est très choquant.

« Se rendre compte que cette image a été utilisée pour faire la promotion de croyances haineuses et ignorantes fait encore plus mal.

Pour le lâche qui a utilisé mes précieux souvenirs à des fins personnelles, ce n’est qu’un moyen facile de tricher dans une élection. Mais pour moi, c’est un rappel de tout ce que j’ai perdu.

Adam Wright

Message à « Vincent Dupuis » et à tous les trolls hargneux du web : usurper l’identité des gens peut avoir des conséquences douloureuses dans le monde réel.

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C’est Vincent Fortier qui a remarqué, il y a quelques mois, l’apparition de profils douteux sur Facebook. Le conseiller municipal fait partie de l’équipe d’Isabelle Bérubé.

Des internautes qui affirmaient voter depuis des années n’étaient pas inscrits sur la liste électorale. Personne ne les connaissait à Saint-Bruno. Hors de Facebook, ils étaient introuvables.

Vincent Fortier a noté que de vrais internautes, intimidés, n’osaient plus s’exprimer dans les groupes de discussion, de peur d’être invectivés par les trolls. Ça l’a choqué. D’autant que ce prof de philosophie enseigne l’art de la propagande à ses élèves. Il avait un peu l’impression de le vivre, en direct. L’impression de jouer dans un épisode de House of Cards.

On a tendance à imaginer que ce genre de choses ne peuvent se produire qu’aux États-Unis, à travers des campagnes de désinformation téléguidées par la Russie. Mais non. « La propagande politique via de faux comptes peut être encore plus sournoise lorsqu’elle s’attaque à une communauté comme la nôtre, estime Vincent Fortier. Elle crée un climat toxique épouvantable.

« Ça pollue l’espace public, empêche le débat sain et démocratique tout en pouvant inciter à la haine. »

Il faut que ça cesse.

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Évidemment, on se demande à qui profite le crime. Mais Ludovic Grisé Farand, le candidat à la mairie soutenu par les cinq trolls aujourd’hui disparus, est catégorique : il n’a rien à voir là-dedans.

Soyons claire, rien ne prouve que M. Grisé Farand et son équipe aient créé ces faux profils. Ça pourrait être n’importe qui, pour peu qu’il soit doté d’un vif intérêt pour la chose politique à Saint-Bruno-de-Montarville.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Pancarte de Ludovic Grisé Farand, candidat à la mairie de Saint-Bruno

« Ce sont des tactiques qu’on retrouve à chaque élection à Saint-Bruno et c’est vraiment triste, dit M. Grisé Farand. On n’avait pas ça, au début des réseaux sociaux. » Aujourd'hui, regrette-t-il, « c’est généralisé ».

Il affirme en avoir lui-même été victime. « C’est la même affaire pour l’autre bord. Les faux comptes Facebook qu’il y a de l’autre côté, ils connaissent très bien les dossiers de Saint-Bruno. Chaque fois que je publiais quelque chose sur une page Facebook, vous aviez ces faux comptes-là qui venaient me challenger et qui défendaient l’autre équipe. »

Ludovic Grisé Farand soutient qu’un faux compte Facebook critique envers lui a été désactivé tout récemment. « Coïncidence ? », demande-t-il.

Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est que ça joue dur à Saint-Bruno-de-Montarville.

Lisez le reportage du Journal de Montréal