Je dis à Frédéric Simon qu’il y a une demande pour ses vins, qu’ils font quasiment l’objet de contrebande chez certains amateurs québécois. Je connais des gens qui aiment les vins de Pinard et Filles, l’Everest du vin nature québécois, comme des gens aimaient jadis la Sainte Vierge.

Avec une intensité quasiment mystique.

Nous sommes assis dans la cave, à deux pas des cuves où Frédéric et sa blonde, Catherine Bélanger, préparent depuis six ans les Frangine, Novembre et autres Vin de Jardin, les 20 000 bouteilles (en moyenne) qui composent leurs 15 cuvées annuelles, un succès critique et d’estime ici, aux États-Unis, en Océanie, en Asie et ailleurs au Canada.

Frédéric connaît cet engouement pour ses vins : c’est même une source de griefs vertement exprimés par les fans…

« Souvent, on reçoit des critiques. Les gens nous écrivent, fâchés de ne pas pouvoir se procurer nos vins…

— Et tu leur dis quoi, quand ils se plaignent ? »

Le vigneron s’adresse alors à un hypothétique client fâché comme si ce dernier était ici, avec nous, dans la cave, à Magog, en ce milieu d’après-midi gris, quelques jours après une nuit de gel qui a épuisé Frédéric, à force d’essayer de sauver des vignes.

Sa voix trahit une légère impatience :

« Pis toi ? T’as eu du fun à goûter un vin tchèque ? Celui de la Slovaquie, de l’Autriche ? Tu penses qu’en Slovaquie, ils sont déçus qu’une partie de leurs vins soient vendus au Québec ? C’est un grand privilège d’avoir accès à ces vins-là. Et ça marche des deux bords. Pourquoi, en Australie, en France, en République tchèque, ils auraient pas un petit bout de ce qu’on fait, ici, au Québec ? »

L’histoire de Pinard et Filles, qui a planté ses premières vignes en 2011, c’est celle de l’ascension d’un vignoble québécois, parallèlement à la montée en respectabilité du vin québécois lui-même. Car il y a une génération de ça, le vin québécois était tout juste bon à utiliser comme antigel pour la voiture. Le vin québécois est désormais un foisonnant archipel de petites perles délicieuses et de grandes promesses.

PHOTO KARENE-ISABELLE JEAN-BAPTISTE, COLLABORATION SPÉCIALE

Domaine du vignoble Pinard et Filles, à Magog

L’histoire de Pinard et Filles, c’est aussi celle de l’engouement pour le vin nature. Vin nature ? Sans intervention, sans sucre ni levure ajoutés, juste en « jouant » avec les raisins et les techniques de macération. Une année, selon ce que donne le raisin, vous faites un rouge de pinot ou un gamay. L’année suivante, avec le même raisin, des bulles ou un blanc de noir…

Et le même vin, selon les années, selon l’effet de la nature sur le raisin, n’aura pas le même goût. Vin nature, naturellement compliqué, parce que vraiment vivant…

Je cite Frédéric Simon : « On essaie des patentes. Aujourd’hui, en juin, je ne sais pas quels vins on va faire cette année. »

Puis, soudainement, le vigneron parle comme le coach du Canadien quand Dominique Ducharme évoque une décision de dernière minute à propos d’un joueur qui a mal à l’aine : « C’est une game-time decision. Ça dépend de la récolte. »

Les fans de Pinard et Filles sont nombreux. Le bouche-à-oreille fait son œuvre par-delà les frontières. Ce jour-là, Frédéric Simon venait de recevoir un courriel de… Chine. Un importateur lui disait sa tristesse de ne pas avoir encore pu goûter à du Pinard et Filles, mais en avait entendu parler, en bien. « Et il a mentionné les étiquettes de Marc… »

Marc, c’est Marc Séguin, le peintre québécois, dont les œuvres ornent chaque cuvée de Pinard et Filles.

Non seulement le vin du tandem Simon-Bélanger est exceptionnel – pour ceux qui tripent vin nature, je veux dire –, mais l’habillage des bouteilles conçu par Marc Séguin, dont les toiles sont recherchées partout dans le monde, l’est aussi.

Alors que Pinard et Filles n’était qu’une idée, alors qu’il n’avait même pas vendu une bouteille, Fred Simon a approché trois artistes en leur demandant s’ils voulaient bien s’occuper de l’habillage de ses futures bouteilles…

Il ne connaissait pas Marc Séguin personnellement. Il lui a écrit quand même, bouteille à la mer. Et Séguin est le seul artiste qui a répondu : « Ben, OK, on va se rencontrer… »

Et, après la rencontre, Marc Séguin a dit  : « Oui, je vais le faire. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Le peintre Marc Séguin

Dès que les vins de Pinard et Filles ont été lancés, ils sont devenus des ovnis qui ont fait jaser, un peu, beaucoup grâce aux œuvres de Marc Séguin décorant les bouteilles, une œuvre par cuvée. Si Séguin a accepté de faire l’habillage de ces bouteilles, chuchotait-on, c’est que ça doit être bon…

C’était bon dans la bouteille et la bouteille était belle.

Frédéric Simon sourit au souvenir de ce coup de poker : « Les gens vont passer une heure et demie avec la bouteille, qui va être là, sur la table. Peut-elle embellir la table, pendant ce temps-là ? L’habillage d’une bouteille, c’est primordial, pour nous. Ce soin jaloux sur l’habillage, ça représente le soin jaloux qu’on met sur ce qu’il y a dans la bouteille… »

Puisque le lecteur curieux se le demande, à ce point de la chronique : non, Marc Séguin ne reçoit pas d’argent pour concevoir les étiquettes de Pinard et Filles. Il est payé…

En vins.

Marc Séguin : « Ce qui m’a séduit, quand il m’a approché ? Le risque. À une époque pas si lointaine, partir un vignoble était la conséquence, ici, d’un loisir bourgeois : des gens avec de l’argent (fait ailleurs) se lançaient dans le vin. Fred et Catherine ont misé pas mal toutes leurs billes dans un projet qui, sur papier, ne tenait pas la route. C’est ma compréhension de l’art : le risque. Je me suis dit : “S’il se plante, je me plante avec lui…” »

Le couple Simon-Bélanger (Catherine est médiatiquement très discrète, Frédéric l’est un tout petit peu moins) a acheté cette terre il y a une décennie, avec l’idée d’y planter des vignes, de faire du vin nature quand la scène du vin québécois n’était pas encore effervescente, comme elle l’est aujourd’hui.

En 2011, lancer un vignoble, se dire qu’on allait faire du vin nature à Magog, c’était… C’était encore fou. Il n’y avait à peu près que Les Pervenches (autre pusher de bon vin nature made in Quebec) dans ce marché. Il y en a maintenant une trâlée, de Ripon à Kamouraska en passant par (bien sûr) Dunham.

C’est encore un peu fou, remarquez. Planter des vignes au Québec, c’est faire du vin dans un pays froid. On n’imagine pas les défis. La fenêtre pour produire est toute petite, le Québec n’est pas la Toscane. Juste avant ma visite, Frédéric Simon avait passé des heures frénétiques à tenter de sauver le plus de raisins possible par une nuit de gel, comme tant d’autres vignerons québécois, en juin…

Et cette nuit-là, il a quand même perdu des tonnes de raisin.

« C’est plus grand que nous, dit-il, désormais plus près de Platon que de Dominique Ducharme.

— Quoi ?

— Le gel, la terre, le vin. C’est pas nous, les humains, qui décidons. Tu peux mettre toutes tes énergies là-dedans… »

Il me montre ses terres.

« … et en une nuit… »

Il claque des doigts.

Il n’a pas besoin d’expliquer, je comprends qu’il évoque l’angoisse millénaire de l’agriculteur, celle d’être éternellement à la merci des éléments.

« Ça fait deux fois depuis que je suis arrivé que tu me dis la phrase : “C’est plus grand que nous”, Fred… »

Il réfléchit deux secondes.

« T’es obligé d’avoir un lâcher-prise, faut que tu contrôles seulement ce que tu peux contrôler. Y a pas beaucoup de métiers comme ça. Tu perds cinq tonnes de raisin en une nuit de gel. Tu te dis quoi ? Que tu te relèves les manches ? OK. Mais tu vas quand même manquer de raisin ! Tu vas en avoir moins, ce sera 3000, 4000 bouteilles de moins. Ces vignes, elles allaient me donner leurs premiers fruits. Je les travaillais depuis quatre ans. Ça… C’est le côté un peu maso. Faut regarder en avant, faut continuer. Faut tourner la page vite. Tu peux rien faire… »

Des fois, Fabien Cloutier va donner un coup de main au vignoble, à Magog, par amitié et par amour du vin, quand les vignerons de Pinard et Filles ont besoin de bras, quand il faut recouvrir les vignes de toiles, à l’approche de l’hiver.

PHOTO IVANOH DEMERS, ARCHIVES LA PRESSE

Le comédien, dramaturge et metteur en scène Fabien Cloutier

Je cherchais un angle pour cette histoire, j’en cherchais la fin, j’ai appelé Fabien : qu’est-ce qui te fait triper, avec Pinard et Filles ?

« Ils ont décidé de faire avec ce qu’ils ont, avec ce qui pousse au Québec. Y a une limite à essayer de lutter contre l’acidité des raisins nordiques… »

Ça, c’est la portion agriculture. Il y a plus, m’a confié le comédien et auteur. Il y a aussi… l’art.

« C’est des artistes qui cherchent…

— Hein ?

— Fred, il est dans une démarche de création. Chaque année, il crée. Il essaie pas de recréer le succès de l’an passé. Avec la matière, c’est constamment à réinventer. C’est là qu’on se retrouve, nous deux : on fait la même affaire, avec de la matière différente. Créer avec de la matière première… »

En création, poursuit le papa de la série Léo, l’idée s’impose à toi, elle s’impose dans une joke, dans un roman, dans une pièce…

« Mais comment elle s’impose ? Ça, tu le sais jamais, dit Fabien Cloutier. C’est la matière qui décide. En vin, c’est la même chose, c’est la matière, c’est le raisin qui décide. Y ont du vin à créer, ils veulent pas recréer le succès de l’an passé. C’est des artistes qui cherchent, pas des artistes qui reproduisent… Ça prend de l’instinct en crisse ! »

Et j’ai pensé que cet instinct-là, dans l’art et dans le vin, comme en toute chose, au fond, est aussi dans le registre du plus grand que nous.